Expériences vécues par les jeunes éleveurs de rennes samis en Suède: enjeux de santé mentale
Connaissant des difficultés financières et une insécurité chroniques, des conditions de travail éprouvantes, un faible soutien social et peu de perspectives d’avenir, les éleveurs de rennes sont nombreux à présenter abus d’alcool, symptômes dépressifs et anxieux, ainsi qu’idées suicidaires.
Certaines racines de cette situation seraient à chercher dans l’histoire de la colonisation du pays sami, aux XVIIIe et XIXe siècles. Juridiquement incapables, en butte aux discriminations, tenus pour uniquement nomades, les autochtones n’étaient pas considérés comme ayant besoin de posséder des terres. Leurs droits sur ce plan étaient réservés aux éleveurs, et se limitaient à une utilisation à des fins de pâturage, de chasse et de pêche.
La situation entraîna ainsi un clivage au sein de la population autochtone, seuls les éleveurs ayant le statut, sur le plan juridique, de « véritables Samis« . Les non-éleveurs, pour leur part, n’étaient pas vus comme « problématiques », étant donné qu’ils n’étaient pas de « véritables Samis », tout en n’étant pas non plus de « vrais Suédois ». De plus, le droit d’utiliser les mêmes terres était accordé en même temps aux propriétaires terriens suédois.
Cette situation, source d’un profond malaise, dure depuis près de 130 ans, et les conflits au sein même des villages samis ne sont pas rares.
Ces trente dernières années, la profession, qui s’est largement motorisée, a connu de profondes transformations. Bon nombre de Samis ont été assimilés à l’ensemble de la population, et les femmes éleveuses de rennes, bénéficiant souvent d’un niveau élevé d’instruction et plus intégrées socialement, ont typiquement « un pied dans chaque culture ».
Mais les hommes pour leur part sont marginalisés, particulièrement les plus jeunes. Leur niveau d’instruction est en général plutôt faible, ils présentent en plus forte proportion abus d’alcool et problèmes de santé mentale (dépression, troubles anxieux), et utilisent peu les services de santé.
C’est pourquoi une étude exploratoire a récemment été entreprise auprès d’une quinzaine de jeunes éleveurs de rennes samis, âgés de 18 à 35 ans, lors de laquelle ils ont été invités, au cours d’entretiens semi-directifs, à s’exprimer librement sur leurs pensées et sentiments. A l’analyse de leurs propos, plusieurs thèmes forts relatifs à leur vécu sont ressortis.
En premier lieu, être éleveur de rennes, beaucoup plus qu’une profession, est un véritable mode de vie, une vocation occupant chaque instant de la journée. C’est une question d’identité, qui confère un statut privilégié au sein de la société autochtone, source d’une grande fierté.
Porteurs éminents de leur culture, ils restent néanmoins à la marge de la communauté. Et si le choix de la carrière est censé relever d’une libre décision, c’est en fait d’un choix forcé qu’il s’agit : celui qui a l’occasion de devenir éleveur mais ne la saisit pas est considéré comme une sorte de déserteur, de même que celui qui renonce à poursuivre l’activité.
Confrontés à de nombreuses menaces pour leur style de vie, en butte aux préjugés de la société environnante (destructeurs de terres, ils dépendraient des aides publiques…), ils sont l’objet d’attentes et de normes éminemment contradictoires, d’où un profond sentiment d’injustice et d’impuissance, parfois mêlé de révolte.
Les exigences de l’élevage de rennes ne leur permettent pas d’avoir une vie de couple ou de famille vraiment suivie, mais le soutien des parents proches est néanmoins essentiel : c’est typiquement vers eux qu’ils se tournent en cas de difficultés importantes, et la famille apparaît comme un facteur prépondérant les protégeant du suicide.
Parfois il est bon d’avoir des amis non-samis pour parler de choses et d’autres, se changer les idées. Mais la pression pour « coller au groupe » est telle qu’elle peut y entraîner des réactions négatives en cas de relations étroites en dehors de la communauté.
Il ressort ainsi de l’analyse de ces entretiens que les éleveurs de rennes samis sont soumis à des pressions, menaces et incertitudes de toutes sortes. Isolés, fétichisés en tant que porteurs d’une culture considérée en voie de disparition, ils se retrouvent dans une situation de stress chronique, avec tous les risques que cela comporte, notamment sur le plan de la santé mentale (dépression, troubles anxieux, abus d’alcool, idées suicidaires…).
Une meilleure connaissance de ces problèmes devrait orienter un ensemble de stratégies destinées à un développement positif du pastoralisme en général, une lutte contre l’isolement associé à cette condition, avec pour objectif plus spécifique d’augmenter collaboration et soutien social et faciliter la recherche d’aide en matière de santé.