Au Groenland, des vestiges potentiellement dangereux datant de la guerre froide pourraient être exhumés et remobilisés à cause du réchauffement climatique
Dans les années 1950 et 1960, la guerre froide opposait l’Est et l’Ouest. Dans ce contexte d’extrême tension, les États-Unis ont installé des bases militaires au Groenland. Dans un but évident de dissimulation, l’une de ces bases nommée «Camp Century» a été directement creusée dans l’inlandsis, au nord-ouest du Groenland, afin d’abriter des missiles balistiques susceptibles de frapper l’ennemi potentiel que représentait alors l’URSS. La construction de la base débuta en 1959. Elle devait accueillir entre 85 et 200 soldats et héberger 600 missiles balistiques. Pour assurer son autonomie en électricité, un petit réacteur nucléaire a été installé, mais le projet appelé «Iceworm» (littéralement «ver de glace») ne fut jamais achevé et a été finalement abandonné en 1963.
Des opérations saisonnières de maintenance continuèrent néanmoins jusqu’en 1967, puis la base fut définitivement laissée à l’abandon avec un minimum de travaux de décontamination. Les responsables de l’époque pensaient que les installations seraient préservées et cachées pour l’éternité mais c’était sans compter sur l’impact du réchauffement climatique.
Depuis les années 1960, la communauté scientifique a en effet révisé son jugement et reconnaît à présent que l’inlandsis groenlandais est beaucoup plus sensible que prévu au changement climatique. Ainsi, entre 1900 et 1983, il aurait perdu une masse de glace équivalente à 75 (± 29) Gt/an [1]1 Gt = 1 gigatonne = 109 tonnes = 1 milliard de tonnes. Le réchauffement anthropique récent a encore accéléré la fonte des glaces, notamment depuis les années 1990. Entre 2007 et 2011, les chercheurs ont estimé que la fonte de l’inlandsis aurait atteint 262 (±21) Gt/an. La majorité de cette perte correspondrait à la baisse du bilan de masse de surface.
En aval du «Camp Century», la perte atteindrait la valeur de 14 (±2) Gt/an entre 2007 et 2011. Elle s’expliquerait à 80 % par le processus précédemment évoqué.
Un inventaire des déchets abandonnés sur l’ancienne base militaire a été établi.
Les déchets physiques, comme les bâtiments et les voies ferrées, représentent environ 9,2 x 103 tonnes; les déchets chimiques sont estimés à 2 x 105 litres de diesel. Les déchets biologiques consistent en 2,4 x 107 litres d’eaux usées, les déchets radioactifs sont essentiellement constitués par le liquide de refroidissement du petit réacteur nucléaire qui présentait déjà une radioactivité totale de 1,2 x 109 Bq [2]Le becquerel (Bq) mesure le niveau de radioactivité (appelé activité) c’est-à-dire le nombre de désintégrations par seconde :
1Bq = 1 désintégration par seconde durant la période de 1960 à 1963.
Des polluants organiques persistants (POP) [3]Lien Wikipédia sur polluant organique persistant
sont aussi présents, incluant en particulier des quantités non négligeables de polychlorobiphényles (PCB) [4]Lien Wikipédia sur polychlorobiphényle
. De façon plus générale, en zone arctique, les basses températures de l’air favorisent le dépôt de ces polluants émis aux latitudes plus basses. Les POP emprisonnés dans la cryosphère [5]Lien Wikipédia sur la cryosphère
représentent un risque potentiel de relargage sous l’action du réchauffement anthropique rapide actuel. En définitive, Les chercheurs estiment que les déchets les plus préoccupants présents sur le site de «Camp Century» sont les PCB. Le réseau de tunnels de la base couvre une surface d’environ 55 ha, la majorité des déchets solides se trouvent actuellement enfouis sous environ 36 m de glace. Des calculs qui prennent en compte le transport vertical prévoient que les déchets solides et liquides, poursuivant leur lente migration dans la glace, se trouveront respectivement à 67 et 93 m de profondeur en 2090.
Les scientifiques ont utilisé différents modèles afin d’évaluer si l’accélération de la fonte de surface de la calotte, liée au réchauffement climatique actuel, pourrait remobiliser les déchets abandonnés à «Camp Century». Si l’on considère, comme il a déjà été envisagé ci-dessus, que les déchets solides se trouveront à 67 m de profondeur en 2090, l’un des scénarios suggère que 88 années de fonte des couches de névé exposeraient ces déchets en surface et les rendraient ainsi bien plus facilement transportables par le ruissellement des eaux de fonte.
Dans le contexte politique de l’époque, l’existence de «Camp Century» sur le sol groenlandais pouvait se justifier par le fait que le gouvernement danois
(le Groenland [6]Lien Wikipédia sur Groenland
était alors une colonie danoise, puis une partie de la Communauté du Royaume de Danemark en 1953 en vertu de la Constitution du Danemark) et le gouvernement des États-Unis avaient signé en 1951 un accord de défense du Groenland sous les auspices de l’OTAN. Néanmoins, le Danemark a-t-il été suffisamment consulté sur le démantèlement et la décontamination de «Camp Century»? L’article XI du traité confirme que tous les biens fournis par les États-Unis et localisés au Groenland resteront propriété du Gouvernement des États-Unis d’Amérique… peut-on pour autant en déduire que les déchets en font aussi partie ?
L’exemple de «Camp Century» révèle une nouvelle facette inattendue des conséquences du réchauffement climatique en zone arctique, qui pourrait être à l’origine de nouvelles tensions politiques entre nations. Mais l’un des enjeux majeurs de «Camp Century» est le risque potentiellement élevé de générer une pollution dans cet environnement déjà fragilisé, d’autant plus si aucune mesure de protection n’est prise rapidement.
Notes de bas de page
↑1 | 1 Gt = 1 gigatonne = 109 tonnes = 1 milliard de tonnes |
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↑2 | Le becquerel (Bq) mesure le niveau de radioactivité (appelé activité) c’est-à-dire le nombre de désintégrations par seconde : 1Bq = 1 désintégration par seconde |
↑3 | Lien Wikipédia sur polluant organique persistant |
↑4 | Lien Wikipédia sur polychlorobiphényle |
↑5 | Lien Wikipédia sur la cryosphère |
↑6 | Lien Wikipédia sur Groenland |