Des chamanes ambivalents chez les Inuits
Dans ses quelques réflexions préliminaires sur l’agression chamanique chez les Inuits du Nord canadien, Frédéric Laugrand, un anthropologue franco-canadien, montre en quoi « le chamanisme apparaît comme un système foncièrement instable et comment le chamane est à la fois une personne ressource en même temps qu’une menace pour sa propre société ». L’appréciation courante a pourtant tendance à considérer le chamane uniquement comme un réparateur des déséquilibres. Il s’inscrit dans un système symbolique visant à rétablir l’harmonie au sein du groupe en intercèdant entre les esprits et les humains. Cette vision d’un savoir ésotérique mis au service d’une attitude sage et responsable a certainement renforcé le préjugé sur les sociétés inuites. Perçues comme des sociétés pacifiques et égalitaires, elles n’auraient en effet ni le temps ni l’envie de faire la guerre, trop occupées qu’elles sont à survivre dans un environnement hostile où la solidarité et l’entraide sont primordiales.
Ces perceptions ne résistent bien évidemment pas à l’épreuve des faits, y compris ceux relatés dans les traditions orales. S’il est vrai que les Inuits cherchent en général à éviter les conflits pour favoriser le dialogue et le consensus afin de se prémunir contre des cycles de vengeances sans fin et préserver la cohésion du groupe, il n’en est pas moins vrai que leurs sociétés sont traversées par des tensions et de la discorde. La fonction du chamane prend alors un autre sens, car elle ne rétablit pas forcément l’harmonie mais peut constituer au contraire une menace et un danger potentiels. Ainsi, sa capacité à guérir et à rétablir l’équilibre est conjointement liée à celle de causer un dommage. Les anciens font d’ailleurs remarquer qu’il faut faire une distinction entre les « bons » et les « mauvais » chamanes.
Dans ce cas, quels sont les mécanismes de l’agression chamanique ? Quels sont les moyens offensifs dont dispose le sorcier ?
L’ilisiiqsiniq ou jet de sorts qui se manifeste dans « la maladie, la mort d’un proche ou de celle de ses chiens, la chasse ou la reproduction infructueuse, ainsi qu’à travers de multiples accidents ou rencontres avec des esprits dans les rêves notamment », témoigne de la portée et de l’efficacité du pouvoir néfaste du chamane. Tous ces éléments provoquent en général chez la victime une perte de contrôle de soi. Pour arriver à ce résultat, d’autres moyens hormis le fait de prononcer des formules chamaniques (irinaliutiit) sont à la disposition de l’ensorceleur. Perturber son ennemi avec du sang menstruel, briser et enterrer les os d’un animal qui a été chassé par la future victime, toucher cette dernière avec des objets ou des vêtements d’un mort, utiliser contre elle des pensées malsaines avec le risque qu’elles se retournent contre leur auteur en sont des exemples.
Il existe bien sûr des moyens pour se défendre ou se prémunir contre ces atteintes, en respectant notamment de manière stricte des règles de conduite et de sociabilité, de modestie et d’écoute des aînés. Le plus courant est encore de solliciter l’aide d’un autre chamane qui livrera alors bataille sur le même terrain que son adversaire, tel un guerrier de l’invisible.
Entre défense et offense, l’ambivalence de la fonction chamanique permet à son détenteur de basculer intentionnellement d’un côté ou de l’autre. Chamanisme et sorcellerie constituent alors les deux faces d’un même phénomène social et c’est leur orientation qui va déterminer s’il s’agit de retrouver un équilibre ou de créer le désordre.