Les Inuits et leurs chiens
Une enquête, menée par Francis Lévesque de l’Université Laval à Québec, nous rapporte à ce sujet dans un article de la revue Etudes Inuit des faits d’archives et des témoignages[1]Les communautés concernées sont Kuujjuaraapik, Puvirnituq, Kangirsujuaq..
L’auteur en précise tout d’abord le contexte et les circonstances. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le gouvernement canadien s’opposait plus ou moins à la sédentarisation des Inuits et faisait en sorte qu’ils maintiennent un mode de vie nomade orienté vers la chasse, la pêche et le commerce des fourrures. A partir des années 1950, les autorités ont néanmoins mené une autre politique. Profitant d’une crise des moyens traditionnels de subsistance[2]Plus exactement, chute des prix des fourrures et disparation du caribou de l’Arctique de l’Est canadien., l’Etat a mis en œuvre des mesures d’intégration par le logement, la scolarisation obligatoire et la prise en charge sanitaire, qui encouragent les Inuits à s’installer dans de nouvelles communautés.
Cette sédentarisation n’est pas sans effet : perte des repères usuels, baisse des effectifs des animaux disponibles pour la chasse autour des communautés et notamment une concentration de nombreux chiens dans ces mêmes communautés. Mais la sédentarisation n’implique pas forcément l’abandon des attelages, toujours utiles en effet pour les déplacements et la chasse occasionnelle.
Cependant, chez les Inuits, « les chiens sont rarement attachés puisque cela favorise leur socialisation ». Si celle-ci n’a pas lieu, ils peuvent représenter un danger pour les humains, surtout s’ils ne les connaissent pas. Or traditionnellement, les Inuits préfèrent que les chiens soient libres pour améliorer leur pitance : outre les rebuts des produits de la chasse, les chiens complètent leur alimentation en débusquant eux-mêmes de petits animaux. Cette habitude de laisser les chiens en liberté a persisté chez les Inuits sédentarisés, à la différence près qu’ils n’ont plus le temps de chasser pour nourrir leurs attelages, ni les moyens de compenser ce déficit alimentaire par l’achat de nourriture.
Des populations importantes de chiens errants traînent ainsi dans les communautés et sont responsables de pillages de dépôts d’aliments et d’attaques contre des êtres humains, causant des morts et des blessés. Des incidents et des conflits de voisinage parfois violents surgissent à cause de ce fléau. Le nombre élevé de chiens facilite aussi la transmission de maladies canines telles que la rage, la maladie de Carré et l’hépatite canine infectieuse. Des épidémies apparaissent d’ailleurs dans les années 1960, qui provoquent la mort de centaines de chiens.
Suite à ce problème sanitaire, sécuritaire et social, le gouvernement prend des mesures visant à rendre responsables les propriétaires parfois injustement accusés de négligence et impose d’attacher les chiens, sous peine de les voir mourir. Il entame également une campagne de vaccination et ordonne d’abattre les chiens malades.
Si dans la mémoire des communautés, les témoignages rapportent de manière douloureuse des histoires d’abattage abusif de chiens malades ou dangereux (on relate ainsi des histoires de propriétaires obligés de tuer eux-mêmes leurs chiens), ce sont en fait les maladies qui ont décimé les populations canines, plus que les mesures restrictives qui visaient à protéger les hommes en supprimant dans certains cas un grand nombre de chiens suspectés d’être malades. Mais d’un autre côté, le refus quelquefois de la part des autorités d’importer des chiens pour remplacer les attelages n’a guère arrangé les choses.
C’est pourquoi la demande de la société Makivik peut sembler légitime eu égard au traumatisme causé dans les communautés par l’abattage. Dans son accusation en revanche, elle omet un peu le risque sanitaire auquel devaient faire face les autorités.
C’est là qu’il faut comprendre toute l’importance et la place que tient le chien dans la culture inuite traditionnelle. Le chien chez les Inuits faisait partie intégrante de la société. « Le propriétaire et ses chiens formaient une entité symbolique ». Des chiens abattus, c’est comme une partie de soi qu’on enlève. Voilà pourquoi les Inuits se sont sentis menacés, et pourquoi le contrôle des chiens pour des raisons de sécurité a tant marqué l’imaginaire des communautés concernées.
A la suite des épidémies, les chiens ont été remplacés par des motoneiges.