Naître au Groenland dans la modernité à tout prix ?
Le but de l’étude présentée dans l’article en accès libre, ci-dessous, est d’analyser les préférences des lieux d’accouchement au Groenland entre 1993 et 2008, en fonction évidemment de l’évolution sociale, des législations et des offres de service. Pour cela, durant les périodes 1993-1994, puis 2005-2008, 1~219 et 2~154 participants ont répondu à une enquête sur « l’obstétrique ».
Il s’agissait de mieux connaître leur perception de la prise en charge de l’accouchement, normal ou non. Ils formaient deux échantillons d’adultes isolés dans une soixantaine de villages, de 50 à 500 habitants, éloignés de la « métropole » principale du pays, la capitale Nuuk. Les réponses ont été analysées en mettant en évidence les facteurs sociodémographiques habituels : âge, sexe, ethnie (car les Danois résidant au Groenland ont été inclus dans l’étude), position sociale, lieu de résidence, niveau d’étude, etc.
Avant le XXe siècle, 100 % des naissances avaient lieu au domicile des parturientes, plus particulièrement au Groenland. Vinrent les services spécialisés d’obstétrique et la lente professionnalisation du métier de sage-femme. Le maillage sanitaire est certes un grand progrès. Cette médicalisation accrue de la naissance profite à la santé de la mère et de l’enfant. Des « maisons » ou « centres » de naissance au sein d’hôpitaux locaux sans bloc technique spécialisé étaient jusque très récemment suffisants pour accompagner des futures mères, sans risque. En cas de problème, les mentalités évoluent-elles au même rythme que se déploient les algorithmes décisionnels de la médecine moderne ? Les Inuits souhaitent-ils vraiment ces structures sanitaires modernes, qui les obligent parfois à s’éloigner de leurs proches durant plusieurs semaines ?
Le Groenland est une île, la plus grande qui soit[1]Plus de deux millions de km2 si l’on exclut par principe l’Antarctique, considéré comme un continent et l’Australie, désignée par le terme d’île-continent (Océanie). Il faut donc signaler ici que le concept de « continent » ne fait pas l’unanimité., plus de quatre fois la superficie de la France métropolitaine. Elle est située pour sa très grande majorité au-delà du cercle polaire. Ce « département d’outre-mer » danois, [2]A statut particulier : territoire indépendant, il se prépare dans un avenir proche à devenir un Etat véritablement autonome. si loin de l’Europe, est extrêmement sauvage. Il est isolé entre l’océan glacial arctique et l’océan Atlantique Nord.
Sa population est à plus de 85 % inuite [3]Les Scandinaves ont visité pour la première fois le Groenland autour de l’an 1000, période climatique favorable. Dès le XVIe siècle, durant la période la plus froide du « petit âge glaciaire », la rudesse du pays et d’autres facteurs conflictuels – et inconnus, firent fuir les Européens. La deuxième vague d’exploration de cette contrée lointaine aboutit à sa colonisation par les Danois au début du XVIIIe siècle.. L’inlandsis qui peut avoisiner 3~000 m, comparable à celui qu’on trouve en Antarctique fait de ce vaste pays une terre inhospitalière. Sa calotte glaciaire très épaisse la recouvre dans sa presque totalité. Néanmoins, son joli nom de « terre-verte » (Grønland, en danois) proviendrait de sa bordure côtière, lieu de vie tapissé de végétation en été.
Quelques chiffres
– Population : 57~000 habitants
– Capitale : Nuuk, 15~000 habitants, soit plus d’un quart de la population de l’île
Mortalité périnatale [4]« Mortalité qui survient entre la 28e semaine de grossesse mort-nés) et le 7e jour de naissance. Il est calculé en divisant le nombre de décès durant cette période par le nombre de naissances vivantes et de mort-nés, multiplié par 1~000. Voir le Glossaire européen multilingue de santé publique sur le site de la Banque de données en santé publique (BDSP). Elle comprend donc la mortinatalité (mort-nés), et la mortalité néonatale précoce (0-6 j) ».
– 1950 : 120 pour 1~000 naissances vivantes[5]Car pour les années 1950 les chiffres de mort-nés sont peu fiables, selon les auteurs.
– 1987-1991 : 22,8 pour 1~000 naissances, décès évitables estimés : 40 %, et potentiel de prévention en marche
– 2005-2007 : 15,4 pour 1~000 naissances
Mortalité maternelle : nulle. Dernier cas en 1997.
Quelques dates
– 1820 : les « sages-femmes (juumuut en langue locale) sont employées par les autorités danoises (ces dernières prennent en charge la formation en maïeutique [6]Art de faire accoucher., instaurent une hiérarchie et définissent les responsabilités de chaque personne aidant à la naissance)
– 1894 : premier accouchement à l’hôpital local, sorte de maison de naissance.
– 1903 : 34 sages-femmes fonctionnaires étaient employées au Groenland, les traditionnelles accoucheuses complétant le service. Il y avait alors quatre « classes » de sages-femmes, en fonction de leur formation
– 1936 : 500 naissances chaque année, les sages-femmes ont acquis de l’expérience
– 1958 : création d’une école commune pour toutes les accoucheuses exerçant dans la communauté groenlandaise.
– 1980 : il subsiste encore trois classes de juumuut ayant acquis les techniques de l’accouchement moderne.
Jusqu’en 2002, les accoucheuses traditionnelles avaient encore un petit rôle. À partir de cette date, les autorités sanitaires danoises ont encouragé l’accouchement sécurisé dans des hôpitaux spécialisés. Des lignes directrices uniformes renvoyèrent les accouchements en unités de soins spéciaux. Ces services furent constitués en nombre réduit comme dans tous les autres pays européens pour rationaliser les services de santé. Il s’en est suivi une augmentation fulgurante de la proportion d’accouchements institutionnalisés, de 0% au début du siècle à un tiers en 1950, jusque 98% de tous les accouchements depuis l’an 2000 à 100% aujourd’hui.
Les femmes enceintes sont en principe libres de choisir l’endroit où accoucher, mais en réalité, leur choix est limité. Toutes les sages-femmes, employées par le gouvernement, sont aujourd’hui rattachées à un hôpital. Ainsi, les accouchements à domicile planifiés sont découragés. Toutes les femmes enceintes, sans exception, sont examinées au centre de santé local. Les sages-femmes dispensent des conseils difficiles à ignorer.
L’hôpital de Nuuk a vu le nombre d’accouchements à risque « venus de loin » doubler entre 2001 et 2005 (de 10 à 20% environ).
En 1993-1994, les trois quarts des interviewés préféraient un accouchement à l’hôpital local, plus de 85 % durant la période 2005-2008 souhaitaient voir l’accouchement médicalisé.
Si au cours des années 1993-1994, plus de 20 % préféraient le service d’obstétrique de l’hôpital Reine Ingrid de Nuuk en cas de grossesse à risque, ils étaient quasiment la moitié à avoir intégré cette marche à suivre pendant l’étude 2005-2008. L’étude ne dit pas si ces souhaits sont des choix ou l’acceptation de circonstances inévitables… Le « coordonnateur de la santé maternelle central » à Nuuk gère la situation du point de vue obstétrical, mais n’a pas encore mené des recherches ou des enquêtes sur la situation sociale. Les auteurs n’ont pas remarqué de différences dans les réponses recueillies, ni entre ethnies, ni entre sexes.
La population se moque souvent de la structure très rigide encadrant la mise au monde d’un bébé dans leur pays. Par exemple, la taille requise pour accoucher dans des conditions optimales de sécurité, selon une règle universelle est de 1,50 m [7]Il s’agit d’un facteur individuel (et courant chez les Inuits) qui représente un risque d’accouchement prématuré, selon des preuves scientifiques, en Occident. La petite taille va en effet souvent de pair avec la petitesse du bassin, qui doit laisser passer un foetus à terme.. Ainsi, on raconte volontiers comment une femme inuite à qui il manquait 1 cm – elle était petite comme sa mère et sa grand-mère – fut autoritairement dirigée vers Nuuk, séparée de son mari et de ses cinq enfants, durant quatre semaines…
Mais, c’est un cercle vicieux : plus rares sont les accouchements dans les hôpitaux locaux, plus grande sera l’inexpérience des soignants. Les auteurs évoquent la possibilité de mieux répartir les médecins spécialistes sur le territoire. Il est admis que les directives contemporaines ont induit un stress chez les femmes de ce pays. Accoucher représente un effort psychique considérable.
L’équilibre santé physique / santé émotionnelle est difficile à concevoir. Une femme groenlandaise accepte le sacrifice de son rôle social pour protéger l’enfant à naître. Selon les auteurs, les femmes enceintes ne devraient pas être considérées comme des « incubateurs » pour les générations futures.
Elles ont une fonction au sein des communautés qui n’est pas entièrement centrée sur leurs futurs enfants. Mais c’est une autre histoire.
Notes de bas de page
↑1 | Plus de deux millions de km2 si l’on exclut par principe l’Antarctique, considéré comme un continent et l’Australie, désignée par le terme d’île-continent (Océanie). Il faut donc signaler ici que le concept de « continent » ne fait pas l’unanimité. |
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↑2 | A statut particulier : territoire indépendant, il se prépare dans un avenir proche à devenir un Etat véritablement autonome. |
↑3 | Les Scandinaves ont visité pour la première fois le Groenland autour de l’an 1000, période climatique favorable. Dès le XVIe siècle, durant la période la plus froide du « petit âge glaciaire », la rudesse du pays et d’autres facteurs conflictuels – et inconnus, firent fuir les Européens. La deuxième vague d’exploration de cette contrée lointaine aboutit à sa colonisation par les Danois au début du XVIIIe siècle. |
↑4 | « Mortalité qui survient entre la 28e semaine de grossesse mort-nés) et le 7e jour de naissance. Il est calculé en divisant le nombre de décès durant cette période par le nombre de naissances vivantes et de mort-nés, multiplié par 1~000. Voir le Glossaire européen multilingue de santé publique sur le site de la Banque de données en santé publique (BDSP). Elle comprend donc la mortinatalité (mort-nés), et la mortalité néonatale précoce (0-6 j) ». |
↑5 | Car pour les années 1950 les chiffres de mort-nés sont peu fiables, selon les auteurs. |
↑6 | Art de faire accoucher. |
↑7 | Il s’agit d’un facteur individuel (et courant chez les Inuits) qui représente un risque d’accouchement prématuré, selon des preuves scientifiques, en Occident. La petite taille va en effet souvent de pair avec la petitesse du bassin, qui doit laisser passer un foetus à terme. |