Sud-Est du Groenland : quand une population isolée d’ours polaires semble en mesure d’assurer sa survie face au dérèglement climatique
Il s’agit d’une découverte dont sont censés tout particulièrement se réjouir les scientifiques américains et danois auteurs de l’étude, publiée récemment dans Science (Laidre et al., 2022), étant donné que parmi l’ensemble des populations d’ours polaires ayant été répertoriées à ce jour en Arctique, celle-ci vit dans un environnement à peu près libre de glace de mer, ce qui, d’après les modèles climatiques, préfigurerait l’habitat devant prévaloir dans le Haut-Arctique dès la fin de ce siècle, du fait du réchauffement global.
En effet, les prévisions plutôt pessimistes concernant la survie de l’espèce à relativement brève échéance étaient jusqu’à présent fondées sur des projections à grande échelle, ne tenant pas réellement compte du rôle d’habitats restreints susceptibles de constituer de telles zones refuges potentielles. Il était de surcroît de bon ton de considérer que l’avenir de l’ours polaire était en définitive intimement lié à l’extension de la glace de mer dont on pensait qu’elle devait obligatoirement être présente pour lui permettre de chasser et de se nourrir.
Ainsi, la mise en évidence de cette population d’ours plutôt singulière de par son comportement de subsistance, utilisant la glace d’eau douce et non (ou dans une moindre mesure) celle de mer afin de se mouvoir, permet de supposer que d’autres populations d’ursidés de l’Arctique pourront elles aussi s’adapter en réponse à la régression en cours, voire à la disparition complète, du moins en été, de la glace de mer (banquise) du fait du changement climatique, particulièrement intense dans la zone arctique qui aurait tendance à se réchauffer deux à trois fois plus rapidement comparativement au reste de la planète (amplification polaire), voire davantage selon certaines études venant tout juste de paraître [1]Voir à ce propos l’article de Chylek et al. (2022) paru dans la revue Geophysical Research Letters et intitulé : « Annual mean Arctic amplification 1970-2020 : Observed and simulated by CMIP6 climate models » (vol. 49 (13), e2022GL099371), ainsi que l’article de Rantanen et al. (2022) paru dans la revue Communications Earth & Environment (Nature), intitulé : « The Arctic has warmed nearly four times faster than the globe since 1979 » (vol. 3, article 168)..
Les auteurs des présents travaux, qui depuis plusieurs décennies étudient plus précisément les ours polaires quant à leur démographie, leurs déplacements, ainsi qu’au plan génétique, de façon à mettre en évidence d’éventuels liens de parenté entre eux, se sont tout spécialement penchés sur cette population durant 7 années consécutives (entre 2015 et 2021), en ayant pour objectif d’appréhender son évolution en réponse aux changements du climat. Ils ont dans un premier temps démontré, au moyen d’une méthode de télémétrie par satellite, que dans cette région du sud-est du Groenland, un groupe d’ours vivant entre environ le 60e et le 64e parallèle, soit légèrement en dessous du cercle polaire, n’interagissait pas avec les ours présents plus au nord, tout en observant que dans cette zone, certains individus étaient susceptibles de se déplacer d’un fjord à un autre, alors que d’autres demeuraient au sein d’un même fjord durant des années. Ce degré d’isolement des ours de la région les distingue ainsi des sous-populations présentes ailleurs en Arctique et avec lesquelles ils ne sont manifestement pas en contact.
Au premier abord, on aurait pu supposer que la faible extension de la glace de mer était en fin de compte relativement peu propice à la survie d’une population d’ours polaires dans la région. Pendant l’hiver et le printemps, les ours du sud-est du Groenland utilisent la banquise côtière (raccordée au littoral) pour se déplacer et chasser le phoque en bordure des glaces. Cependant, le nombre de jours où cette banquise côtière subsiste est peu important et varie selon les années et les endroits. Cette glace marine côtière qui se forme en février et disparaît totalement à la fin du mois de mai, n’est présente en moyenne que de l’ordre de 89 jours par an dans cette zone, qui en est donc dépourvue durant plus de 250 jours, dépassant et de beaucoup le seuil de jeûne saisonnier de l’ours polaire qui lui varie de 100 à 180 jours.
Les chercheurs indiquent que les ours du sud-est du Groenland auraient ainsi tendance à utiliser des blocs de glace d’eau douce émis au front des glaciers comme plateformes sur lesquelles ils peuvent se laisser dériver et chasser pendant la période sans glace de mer, alors que dans la plupart des autres régions arctiques, les ours polaires doivent pour survivre se déplacer sur la terre ferme et/ou suivre le recul progressif des glaces vers le nord.
En outre et c’est ce qui semble particulièrement intéressant ici, les auteurs ont remarqué que certains individus qui s’étaient déplacés en dehors de leurs fjords d’attache l’ont généralement fait en dérivant sur de la glace ayant été entraînée par le courant côtier de l’est du Groenland (courant est-groenlandais dit aussi courant du Groenland oriental, par opposition au courant du Groenland occidental), et ce, en parcourant une distance qui en moyenne était de l’ordre de 190 kilomètres, sur une durée de deux semaines. Or, ces mêmes individus ont ensuite systématiquement nagé pour rejoindre la côte, puis ont franchi par voie terrestre la distance qui les séparait de leur fjords d’origine, ce sur un délai d’un à deux mois, démontrant leurs capacités d’orientation et leur fidélité quant à leur zone de « villégiature » habituelle. Ces ours polaires semblent donc s’être parfaitement adaptés à la géographie particulière de leur territoire ainsi qu’à l’extension quelque peu limitée (à la fois dans l’espace et dans le temps) de la glace marine présente dans cette zone, au profit de la glace d’eau douce issue des glaciers avoisinants en cours de débâcle.
L’étude montre par ailleurs que cette population est bien différente d’un point de vue génétique des autres populations ou sous-populations arctiques, ce que les chercheurs ont mis en évidence suite à l’analyse du génome [2]Pour plus d’informations en termes de génétique/paléogénétique et de phylogénie de l’espèce dont on pensait récemment encore, mais à tort, qu’elle était relativement proche (plus qu’elle ne s’est avérée l’être en réalité) de celle de l’ours brun (Ursus arctos), voir sur notre site le dossier intitulé « Du nouveau sur la phylogénie de l’ours polaire », faisant état de l’existence probable d’un ancêtre commun proche entre les deux espèces (ou sous-espèces), ainsi que l’article ultérieur remettant en cause les conclusions de ce dernier, intitulé « L’origine de l’ours polaire à nouveau remise en question », qui tend à démontrer que la spéciation de l’ours blanc (Ursus maritimus) serait en définitive nettement plus ancienne qu’on ne l’imaginait de prime abord. d’une quarantaine d’individus, couplée à des transcriptomes sanguins. En effet, c’est en comparant ces analyses aux données recueillies antérieurement sur des ursidés issus de l’ensemble des autres populations ayant été recensées en Arctique qu’il a pu être établi que la population nouvellement identifiée était parmi les plus isolées, voire la plus isolée tant elle était spécifique sur le plan génétique. L’unicité de ce groupe traduit une évolution indépendante sur une période de plusieurs centaines d’années, sachant que la mention la plus ancienne faisant état de la présence d’ours polaires dans le sud du Groenland remonte au XIVe siècle et que la première trace écrite confirmant leur présence dans les fjords du sud-est de l’île date des années 1830, venant conforter les données issues de l’ADN qui tendent à prouver que les ours analysés partageraient tous un ancêtre commun apparu il y a environ 200 ans et qu’ainsi, ils seraient restés sans aucun contact vis-à-vis des autres populations depuis cette période.
Renforçant cette hypothèse, il est bon de retenir que ces individus ont en l’occurrence peu de possibilités de dispersion tant la géographie des lieux s’y oppose. Leur habitat est caractérisé par une topographie côtière abrupte faite de fjords séparés par des sommets pouvant atteindre plus de 2 000 mètres d’altitude et qui sont parsemés de glaciers. Vers l’ouest, l’inlandsis groenlandais constitue également une barrière tout aussi infranchissable, alors qu’à l’est, ce sont les eaux libres du détroit du Danemark qui entravent leurs éventuelles tentatives de migration.
Ainsi, ce petit groupe, doté d’une écologie particulière et génétiquement distinct, fait dire aux auteurs qu’il répond spécifiquement aux critères permettant de le définir comme représentatif d’une vingtième sous-population d’Ursus maritimus parmi celles inventoriées jusqu’alors. Evoluant au sein d’un territoire d’extension limitée ayant valeur de zone refuge, il constitue un exemple allant à l’encontre des projections classiquement admises et plutôt sombres quant à la survie de l’espèce à l’horizon de la fin du siècle, que d’aucuns considèrent comme étant la limite au-delà de laquelle elle serait censée disparaître.
En toute logique, cela ne peut qu’encourager à entreprendre rapidement des mesures de conservation de telles populations dans la perspective de favoriser leurs capacités d’adaptation et en définitive aider à la préservation de l’espèce, en dépit de l’évolution inéluctable et particulièrement délétère du climat planétaire…
Notes de bas de page
↑1 | Voir à ce propos l’article de Chylek et al. (2022) paru dans la revue Geophysical Research Letters et intitulé : « Annual mean Arctic amplification 1970-2020 : Observed and simulated by CMIP6 climate models » (vol. 49 (13), e2022GL099371), ainsi que l’article de Rantanen et al. (2022) paru dans la revue Communications Earth & Environment (Nature), intitulé : « The Arctic has warmed nearly four times faster than the globe since 1979 » (vol. 3, article 168). |
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↑2 | Pour plus d’informations en termes de génétique/paléogénétique et de phylogénie de l’espèce dont on pensait récemment encore, mais à tort, qu’elle était relativement proche (plus qu’elle ne s’est avérée l’être en réalité) de celle de l’ours brun (Ursus arctos), voir sur notre site le dossier intitulé « Du nouveau sur la phylogénie de l’ours polaire », faisant état de l’existence probable d’un ancêtre commun proche entre les deux espèces (ou sous-espèces), ainsi que l’article ultérieur remettant en cause les conclusions de ce dernier, intitulé « L’origine de l’ours polaire à nouveau remise en question », qui tend à démontrer que la spéciation de l’ours blanc (Ursus maritimus) serait en définitive nettement plus ancienne qu’on ne l’imaginait de prime abord. |