Un hiver cognitif ? Études dans les régions polaires
De nombreuses personnes se plaignent d’une humeur dépressive pendant l’hiver. Celle-ci se dissipe ensuite en été. Ce phénomène de trouble affectif saisonnier (ou dépression saisonnière) est bien documenté, quoique controversé (Brennen, 2021). Pour l’expliquer, les spécialistes invoquent souvent un manque de lumière diurne pendant l’automne et l’hiver.
Se pourrait-il que notre fonctionnement cognitif soit, lui aussi, soumis au cycle annuel des saisons ? Réfléchissons-nous ou mémorisons-nous moins bien en hiver qu’en été ? Une manière de répondre à ces questions est de se pencher sur les performances cognitives de populations vivant dans des conditions extrêmes, quand l’hiver se caractérise par une longue période au cours de laquelle la lumière du jour est peu disponible. C’est le cas en Arctique et en Antarctique. Ces régions constituent ainsi une sorte de laboratoire naturel pour tester l’hypothèse d’une variation saisonnière de la cognition. Les études sur ce sujet, sous de telles latitudes, ne sont pas très nombreuses. Mais voici l’essentiel de ce qu’elles nous révèlent.
Les populations en Arctique et ses régions voisines
À l’université de Tromsø, en Norvège, l’équipe dirigée par Tim Brennen a recruté dans la ville, située à 300 kilomètres au nord du cercle polaire, par 69° de latitude nord, une centaine de personnes, âgées de 16 à 61 ans (Brennen et al., 1999). Cette région du globe connaît de grandes variations saisonnières en termes de lumière diurne. En hiver, la nuit polaire, période de pénombre pendant laquelle le soleil reste sous l’horizon, commence le 21 novembre et se termine le 21 janvier suivant.
Les participants de l’étude ont été invités à réaliser des tâches de temps de réaction, d’attention et de mémoire, d’abord en été (entre mi-mai et mi-juillet), puis en hiver (entre mi-décembre et mi-janvier), ou l’inverse. Ce plan expérimental contrebalancé a permis de séparer les effets éventuels liés à la saisonnalité de ceux associés à la pratique des tests sur les deux sessions. Les résultats indiquent que les sujets ont obtenu des scores identiques en été et en hiver dans la majorité de ces épreuves. Quelques différences sont bien apparues, mais le plus souvent avec un avantage hivernal. Par exemple, dans une tâche de temps de réaction simple, les sujets ont réagi plus vite en hiver qu’en été. C’est seulement dans une tâche de mémoire verbale qu’ils se sont montrés plus performants pendant la période estivale.
Après avoir procédé à une analyse complémentaire des données de cette étude, Tim Brennen n’a pas observé de différences cognitives saisonnières en fonction du nombre d’années vécues dans le nord de la Norvège (Brennen, 2001). Ce fut le cas en revanche pour l’âge, dans cinq tâches, essentiellement dans des tests d’attention et pour des mesures de rapidité du traitement des informations. Par exemple, dans un test d’estimation d’intervalles temporels, les plus jeunes des adultes ont présenté un déficit hivernal, passant à un déficit estival à 26 ans, qui atteint un pic vers 35 ans, et de moins en moins bonnes performances en hiver à partir de 50 ans. Le genre des participants n’a prédit les variations saisonnières que dans une seule tâche, à savoir une épreuve de reconnaissance des visages dans laquelle le temps de réaction des hommes s’est avéré plus lent en été qu’en hiver, et l’inverse chez les femmes.
C’est toujours à Tromsø que l’équipe de chercheurs de l’université de la ville, conduite par Oddgeir Friborg, a recruté 182 adolescents (Friborg et al., 2018). Ceux-ci ont été soumis à toute une batterie de tests neuropsychologiques mesurant l’apprentissage verbal (Test d’apprentissage verbal de Californie) et sémantique (sous-test de mémoire logique de l’Échelle de Mémoire de Wechsler), la mémoire visuospatiale (Test de la figure complexe de Rey-Osterrieth), l’intelligence (plusieurs sous-tests de l’Échelle d’intelligence pour adultes de Wechsler), l’attention, la flexibilité cognitive et la vitesse psychomotrice (Trail Making Test).
La passation de ces épreuves s’effectuait d’abord en été, puis en hiver, ou inversement, suivant donc un plan expérimental contrebalancé. La performance cognitive ne s’est pas révélée différente entre la période d’été et celle d’hiver. Qui plus est, si un sommeil plus difficile a été rapporté par les participants en hiver, cette difficulté n’était pas associée à une saisonnalité de la cognition.
Prenons maintenant la direction d’Oulu, en Finlande, une ville située par 65° de latitude nord (Palinkas et al., 2005). Quinze jeunes adultes, tous des hommes, ont participé à une expérience de laboratoire au cours de laquelle, pendant des séances de 24 heures à chaque fois, et sur une période de trois semaines, ils étaient soumis à des conditions environnementales simulées en chambre climatique : celle-ci était soit bien éclairée, avec une température réglée à 20 °C ou à 10 °C, soit faiblement éclairée, reproduisant ainsi le crépuscule polaire, avec une température à 10 °C. Pendant leur séjour dans la chambre, les participants exécutaient un ensemble de tâches cognitives simples et complexes. Certains sujets étaient testés soit en été (août-septembre), soit en hiver (janvier-mars), soit en été et en hiver. Lorsque des différences ont été observées, celles-ci étaient orientées vers un avantage soit hivernal (tout particulièrement dans les mesures de vitesse du traitement des informations), soit estival.
Les missions en Antarctique
Les personnes participant à des missions scientifiques et expéditions en Antarctique sont également soumises à des conditions de vie excessivement rudes, en particulier en termes de lumière diurne. Dans les stations de recherche américaines de McMurdo et South Pole, situées respectivement par 78.48° et 90° de latitude sud, la nuit polaire, au plus fort de l’hiver, en août, s’approche ou atteint les 24 heures par jour.
Cent vingt-deux hommes et soixante-trois femmes, travaillant dans ces stations, ont été soumis à une batterie neuropsychologique mesurant l’attention, le raisonnement, la mémoire à court terme et la mémoire de travail ainsi que l’efficience du traitement des informations (Palinkas et al., 2007), soit pendant la phase d’été, soit pendant la phase hiver, soit pendant les deux phases. Dans l’ensemble, les résultats ne permettent pas de conclure à un cycle annuel de la cognition en fonction des périodes de test (septembre-octobre, novembre, mars-avril).
L’équipe menée par Lester Reed a proposé à douze militaires (onze hommes et une femme), qui ont résidé pendant un an dans la station de McMurdo, de réaliser, à plusieurs reprises, une tâche cognitive appréhendant l’attention, le traitement spatial, la mémoire à court terme et la reconnaissance de formes (Reed et al., 2001). En janvier, au moment de la période de jour polaire, pendant laquelle le soleil ne se couche pas, leur performance dans cette épreuve s’est montrée plus mauvaise qu’avant leur arrivée à la base, quatre mois plus tôt. Une partie de ces participants a alors reçu une supplémentation en hormone thyroïdienne T4, ce qui a amélioré leur score cognitif au moment de l’hiver austral. En revanche, la performance dans le groupe placébo n’a pas subi de changement entre ces deux périodes.
Pas d’hiver pour la cognition
En résumé, les travaux menés dans les régions polaires, suggèrent qu’une détérioration de la cognition en hiver n’est pas systématique, loin de là. Les performances cognitives hiémales étaient même, de temps à autre, supérieures à celles observées pendant la saison d’été. Toutefois, les conclusions de ces recherches doivent être interprétées avec précaution : elles sont peu nombreuses, parfois avec un nombre de participants très faible, un taux d’attrition élevé (perte de participants au cours de l’étude) ou bien encore, elles portaient sur des populations singulières et sélectionnées, comme dans le cas des missions en Antarctique.
Néanmoins, dans une revue récente et exhaustive de la littérature scientifique sur la question, intégrant notamment les travaux réalisés aux pôles, Tim Brennen conclut que l’idée selon laquelle la cognition connaîtrait un cycle annuel reste spéculative : aucune donnée convaincante ne permet d’affirmer, pour l’instant, qu’elle serait forcément moins performante en hiver qu’en été (Brennen, 2021).
Si nous avons parfois l’impression que notre cerveau fonctionne au ralenti en hiver, les mesures objectives de nos prouesses cognitives semblent nuancer nos intuitions subjectives.