Un nouveau dictionnaire chez les Inuits…
On peut se demander pourquoi ce dictionnaire d’une langue parlée seulement par une cinquantaine de personnes du côté russe du détroit de Béring a été élaboré et publié. Quel en est l’intérêt ? Quels enjeux ont pu stimuler la mise au point d’un tel lexique ?
L’histoire de ce dictionnaire et de ses rebondissements a en-elle-même de quoi surprendre. Passons sur les détails techniques et organisationnels du projet qui a tout de même nécessité la collaboration internationale, sur plus de quinze ans, d’une équipe regroupant : une locutrice naukan native – E. Dobrieva, un linguiste russe de Saint Petersbourg – E. Golovko, des linguistes de l’université d’Alaska de Fairbanks – M. Krauss et S. Jacobson -, ainsi que des moyens informatiques et la constitution de bases données lexicales. Intéressons-nous maintenant aux véritables raisons d’un tel projet.
Dans l’immédiat, il faut savoir que bien que parlé uniquement en Sibérie, le naukan a de fortes affinités alaskiennes. Il s’avère ensuite qu’il est l’intermédiaire linguistique entre deux langues parlées en Alaska : le yupik sibérien (langue de la côte sibérienne et de l’île Saint Laurent [1]L’île Saint Laurent est située sous le détroit de Bering. Pour plus d’informations voir wikipedia.) et le yupik central d’Alaska (langue du sud-ouest de l’Alaska uniquement). La raison de cette position intermédiaire, presque équidistante des deux branches linguistiques, tiendrait à une migration qui aurait suivi un arc au nord en passant par le Cap Est, à travers le détroit de Béring et la péninsule Seward et non, comme on aurait pu le penser, un trajet à travers l’océan entre l’île Saint-Laurent et la côte sud-ouest de l’Alaska.
Alors de quelle branche du yupik le naukan est-il le plus proche ? S’agit-il d’une troisième branche à mi-chemin entre les deux ? Ou bien se trouve-t-il au cœur des deux langues ? Dans ce cas, d’où vient-il ?
Michael Krauss, un des premiers spécialistes des langues inuites estime que le naukan proviendrait d’Alaska. Laissons les linguistes débattre sur ce sujet et observons de plus près les implications d’un tel dictionnaire.
Les incidences peuvent être à la fois propices du point de vue scientifique et bénéfiques pour les cultures et les langues inuites.
Publié en deux volumes parallèles : naukan-anglais en lettres latines et, naukan-russe avec le naukan en cyrillique modifié utilisé pour les langues eskimo de Tchoukotka russe, ce dictionnaire peut ainsi servir de modèle pour produire un nouveau dictionnaire de yupik central sibérien. Ce yupik, parlé autrefois tant dans l’île Saint-Laurent que dans la région de Novo Chaplino-Sirenik en Tchoukotka russe, pourrait ainsi être revigoré. Au-delà de cette revitalisation, le dictionnaire naukan permettrait de servir de pont entre les membres d’un même peuple, divisé depuis seulement quelques décennies par la frontière qui sépare les Etats-Unis de l’ex-URSS. Il s’agirait de retrouver le langage commun. Cela semble d’autant plus urgent que les jeunes gens du côté sibérien parlent de moins en moins le yupik pour céder la place au russe, et qu’en reflet, les Inuits du côté américain délaissent le yupik au profit de l’anglais. Ces considérations culturelles s’ajoutent indéniablement à l’importance scientifique du dictionnaire naukan.
NB : L’article d’origine est issu du numéro 29(1-2) de la revue Etudes Inuit. Les articles de ce numéro proviennent de conférences prononcées lors d’un colloque international intitulé « Peut-on renverser la dérive des langues et des savoirs dans le Nord ? », organisé à Québec du 28 au 31 octobre 2004 en hommage à Michael E. Krauss
Notes de bas de page
↑1 | L’île Saint Laurent est située sous le détroit de Bering. Pour plus d’informations voir wikipedia. |
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