Action conjuguée de la composition des plantes et de la pullulation d’un insecte sur la biochimie du sol et sur la dynamique du carbone dans une lande subarctique
A l’échelle planétaire, des facteurs biophysiques sont à l’origine des accumulations importantes de carbone, en particulier dans les sols organiques des hautes latitudes. Le réchauffement climatique menace ces stocks et pourrait provoquer un auto-emballement du fait de l’augmentation de l’émission de CO2 par la respiration accrue au sein de la litière des sols arctiques.
Les plantes de la toundra ont de faibles taux de productivité et contribuent peu à la matière organique et au recyclage des nutriments du sol, facteurs favorisant le stockage du carbone dans les zones boréales et arctiques. Ces communautés végétales sont sensibles au changement du milieu via un effet de « cascade » ou d’emballement de l’écosystème qui peut amplifier la perturbation. Ces «cascades » peuvent perturber le sol et le processus de décomposition. En particulier, l’augmentation des températures dans l’Arctique est à même d’altérer la structure des communautés végétales, avec un gros impact sur la dynamique du carbone dans le sol et sur l’activité biologique via la qualité de l’exsudat des mycorhizes[1]Champignons symbiotiques des racines qui jouent un rôle essentiel dans la nutrition minérale des plantes en favorisant l’absorption racinaire des éléments minéraux nutritifs (D’après le Dictionnaire encyclopédique de l’écologie de F. Ramade). des racines. De même, la rhizosphère [2]La rhizosphère est la région du sol directement formée et influencée par les racines et les micro-organismes associés. Elle est caractérisée par sa richesse en bactéries et champignons microscopiques (Wikipedia). microbienne , unique pour chaque espèce, peut influencer le fonctionnement souterrain de la communauté végétale.
D’autre part, des épisodes périodiques de proliférations de larves phytophages d’une espèce de lépidoptère géométridé, Epirrita autumnata, affectent la végétation dans les régions de la toundra arctique et pourraient modifier la dynamique plante-sol.
Des travaux sur les mésocosmes [3]Dispositifs expérimentaux clos de taille moyenne situés en plein air, destinés à l’étude des polluants sur les écosystèmes (F. Ramade). de forêts de chênes, en région tempérée, ont montré un accroissement des cycles du carbone et de l’azote immédiatement après des pullulations de phytophages. Celles-ci se renouvellent périodiquement au printemps et particulièrement après des hivers doux qui favorisent la viabilité des œufs et donc le nombre de larves. Par conséquent, avec le réchauffement de l’Arctique, on peut s’attendre à ce que des épisodes identiques se produisent plus souvent sous les hautes latitudes.
L’étude présente examine comment les apports de feuilles et de litière par chaque espèce de buissons nains influence l’activité enzymatique du sol dans une lande subarctique, à Abisko en Suède. Dans un deuxième temps, les chercheurs étudient comment les dégâts foliaires dus aux insectes phytophages affectent la communauté vivante du sol et la décomposition biologique.
Les scientifiques ont mesuré l’activité des enzymes digestives extracellulaires, les phénoloxydases produites par les bactéries et par les racines des plantes, dans la litière et dans le sol, au cours de deux saisons de végétation (étés 2011 et 2012). Ces enzymes constituent des indicateurs biologiques de la dynamique de la décomposition de la litière et du sol.
Dans la toundra et les landes arctiques, les matériaux végétaux en décomposition contiennent des taux élevés de composés phénoliques. Les phénoloxydases (PO) sont essentielles pour la décomposition biologique dans ces régions car elles permettent la libération de nutriments liés à la lignine, aux pro-anthocyanidines et à d’autres polyphénols, ainsi que leur intégration à la matière organique du sol. Ces enzymes sont des acteurs indispensables de la décomposition végétale sous les hautes latitudes du fait qu’elles permettent une étape biochimique clé, l’oxydation des polyphénols. L’activité de ces enzymes varie en fonction de la composition en espèces végétales.
Les chercheurs ont mesuré l’activité enzymatique des PO, la respiration du sol et les teneurs en éléments hydrosolubles de la litière dans une communauté de quatre plantes éricacées, deux espèces sempervirentes [4]Un végétal sempervirent ne perd pas ses feuilles en automne, il reste toujours vert. (Empetrum hermaphroditum et Vaccinium vitis-idaea) et deux espèces décidues [5]Une plante décidue perd ses feuilles en automne. (Vaccinium myrtillus et Vaccinium uliginosum).
Le premier objectif était de déterminer quelle espèce de plante influence le plus fortement l’activité des PO du sol.
L’observation montre que c’est l’espèce E. hermaphroditum, abondante dans cette communauté, qui favorise le plus l’activité de ces enzymes dans le sol le plus proche de la surface (horizon O [6]Un horizon est une couche du sol, homogène et parallèle à la surface. Les horizons humifères sont les horizons les plus riches en êtres vivants. L’horizon O (comme Organique) en fait partie et comprend la litière et les matières organiques en cours de transformation (Wikipedia). ) pendant le pic de croissance végétale.
Les mesures de respiration du sol montrent aussi une augmentation reliée à la présence abondante de jeunes pousses de cette espèce, ce qui indique qu’elle favorise l’activité microbienne dans le sol et la litière au plus fort de la croissance végétale.
La favorisation des deux activités biotiques (enzymatiques et microbiennes) semble être une caractéristique des sols dominés par Empetrum suggérant chez cette espèce des adaptations qui facilitent le contrôle du cycle des nutriments et qui améliorent sa compétitivité.
Le deuxième objectif était de déterminer le rôle de la présence des chenilles d’Epirrita autumnata sur le processus de décomposition de la litière pour chaque espèce de plante pendant la courte période de forte croissance végétale.
Pour cela, les chercheurs ont prélevé leurs échantillons 10 jours et 21 jours après le pic d’activité alimentaire des insectes pour mettre en évidence les effets à court terme du broutage sur la décomposition. Les chercheurs reconnaissent que la courte fenêtre temporelle d’échantillonnage entraîne une incertitude quant au prolongement dans le temps des effets mis en évidence et quant à leurs impacts sur le carbone ou le cycle d’autres nutriments.
Les pourcentages de dégâts foliaires sont les plus élevés pour E. hermaphroditum, suivie, dans l’ordre décroissant par les deux plantes décidues, V. myrtillus et V. uliginosum, la deuxième sempervirente, V. vitis-idaea, étant la moins touchée.
L’activité des PO a été utilisée comme indicateur des variations des processus biologiques impliqués dans la décomposition de la litière après la pullulation des chenilles. L’apport de nutriments par les déjections des insectes est le facteur qui influence le plus fortement l’activité des enzymes. Les fèces des larves restituent au sol des composés phénoliques et azotés solubles, or l’enrichissement en azote d’une matière organique riche en lignine ainsi que les composés phénoliques de haut poids moléculaire comme les tanins sont réputés inhibiteurs des PO. Ces éléments combinés provoqueraient l’apparition de composés très résistants à la biodégradation. Par contre, le taux de respiration du sol devrait augmenter du fait de l’effet positif de l’enrichissement du sol en nutriments qui favorise l’activité microbienne de décomposition.
Les résultats montrent que seule la litière de V. myrtillus subit une diminution significative de l’activité enzymatique quand la consommation des chenilles augmente. Ni les mycorhizes ni les bactéries ne sont influencées. La diminution de l’activité des PO peut s’expliquer par la baisse de la production d’exsudat par les mycorhizes suite aux dégâts occasionnés par les chenilles au niveau des feuilles. Ainsi le broutage du feuillage par les chenilles semble avoir un impact sur la biochimie dans le sol. Cette baisse d’activité des PO met en évidence une impossibilité pour cette espèce de mobiliser des nutriments de la litière par les microorganismes de sa rhizosphère.
Concernant la deuxième espèce décidue, V. uliginosum, les ions ammonium solubles et les phénols solubles diminuent dans le sol quand les dommages aux feuilles augmentent, probablement du fait de leur captation accrue par les bactéries. Ce phénomène ne se produit pas pour V. myrtillus, cela peut s’expliquer par les différences dans la structure des feuilles des deux espèces. En effet, les feuilles de V. uliginosum contiennent plus de composés phénoliques au niveau des parois cellulaires et sont plus proches de la structure des feuilles de l’espèce sempervirente V. vitis-idaea, tandis que V. myrtillus contient des concentrations plus élevées de ces composés au niveau intracellulaire. Ces différences de localisation dans la cellule pourraient influencer leur transfert à la litière car les composés phénoliques sont des substances de fort poids moléculaire, peu digestes pour les larves d’E. autumnata.
L’étude montre que les processus de décomposition de la litière de E. hermaphroditum et de V. vitis-idaea sont relativement peu affectés par le broutage des insectes par contre, ces processus sont modifiés ainsi que la dynamique des nutriments de la litière pour les espèces décidues probablement plus palatables [7]Palatable : qualité d’un aliment ayant un goût agréable., V. myrtillus et V. uliginosum.
Cette étude montre que les changements dans la composition de la communauté végétale ou la fréquence des attaques des insectes phytophages pourraient être des facteurs indirects importants déterminant l’activité des enzymes du sol dans cette région subarctique. Les résultats de l’étude montrent que les impacts sont différents selon les espèces de plantes, ce qui tend à démontrer que certaines plantes de l’Arctique déterminent localement le cycle des nutriments comme, dans ce cas, pour Empetrum hermaphroditum. Cette espèce semble avoir un rôle dominant dans les communautés végétales subarctiques car elle influence fortement la biochimie du sol même pendant le pic de densité des chenilles.
Le broutage par les phytophages a été identifié comme facteur important de perturbation pour les communautés végétales de la toundra boréale, il faudra donc le prendre en compte dans les scénarios de changement climatique.
Le réchauffement climatique modifie les relations entre les plantes, le sol et les herbivores. L’impact des insectes sur la dynamique végétale risque également de s’intensifier. Il sera donc important de considérer toutes ces interactions quand on voudra évaluer l’impact du climat sur les changements des écosystèmes arctiques et leurs réserves de carbone organique.
Notes de bas de page
↑1 | Champignons symbiotiques des racines qui jouent un rôle essentiel dans la nutrition minérale des plantes en favorisant l’absorption racinaire des éléments minéraux nutritifs (D’après le Dictionnaire encyclopédique de l’écologie de F. Ramade). |
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↑2 | La rhizosphère est la région du sol directement formée et influencée par les racines et les micro-organismes associés. Elle est caractérisée par sa richesse en bactéries et champignons microscopiques (Wikipedia). |
↑3 | Dispositifs expérimentaux clos de taille moyenne situés en plein air, destinés à l’étude des polluants sur les écosystèmes (F. Ramade). |
↑4 | Un végétal sempervirent ne perd pas ses feuilles en automne, il reste toujours vert. |
↑5 | Une plante décidue perd ses feuilles en automne. |
↑6 | Un horizon est une couche du sol, homogène et parallèle à la surface. Les horizons humifères sont les horizons les plus riches en êtres vivants. L’horizon O (comme Organique) en fait partie et comprend la litière et les matières organiques en cours de transformation (Wikipedia). |
↑7 | Palatable : qualité d’un aliment ayant un goût agréable. |