Recherches Arctiques

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ISSN : 2755-3755

Transfert accru de carbone du pergélisol vers l’océan Arctique et dégazage des tourbes de Sibérie en réponse au réchauffement planétaire

Publié le 16.07.2014
L'étude met en évidence une tendance à l'augmentation des flux de carbone et autres nutriments transportés en solution par les rivières boréales et sub-arctiques russes en direction de l'océan Arctique, traduisant, du moins pour partie, une mobilisation de l'horizon supérieur organique des sols, d'autant plus importante qu'elle serait le reflet du changement climatique en cours par le biais d'une dégradation du pergélisol, progressivement voué à disparaître. En parallèle, intervient un processus non moins inquiétant de dégazage des zones humides thermokarstiques de Sibérie occidentale, ne pouvant a priori que renforcer l'effet de serre.
Carte de répartition du pergélisol de l'hémisphère Nord

Carte de répartition du pergélisol de l’hémisphère Nord
Le dégradé des couleurs (du bleu foncé au bleu ciel) indique les zones où le pergélisol est continu, discontinu ou sporadique, ou en poches isolées, respectivement.
Source : Hugo Ahlenius, UNEP/GRID-Arendal

Dans le contexte actuel du réchauffement planétaire qui touche tout particulièrement la région arctique, la libération de carbone en provenance du pergélisol (susceptible de disparaître à relativement brève échéance), sous forme de gaz carbonique et de méthane issus de la décomposition sous l’action de micro-organismes de la matière organique qu’il renferme, est en mesure de constituer une véritable bombe à retardement puisque ces gaz à effet de serre, a fortiori le méthane, pourraient fortement accélérer et amplifier le réchauffement (e.g. Schuur and Abbott, 2011 ; Schuur et al., 2013). Les climatologues du GIEC considèrent le présent réchauffement comme étant principalement dû aux émissions anthropiques, en particulier de CO2, en constante augmentation depuis le début de l’ère industrielle, mais il pourraiteffectivement ne s’agir que d’un aperçu du changement climatique à venir si les sols gelés, en particulier ceux de Sibérie et du nord du Canada, venaient à libérer une proportion importante du carbone « fossile » qu’ils emprisonnent[1] Au moment où son 5ème rapport est rendu public, analysant les tendances et prévisions mondiales en matière de changement climatique, le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) réaffirme avec de plus en plus de certitude qu’il existe, depuis 1950, un lien étroit entre les activités humaines (l’utilisation des énergies fossiles en particulier) et le réchauffement planétaire, susceptible d’entraîner des modifications majeures sur le plan des températures, de la fonte des glaces et du niveau des mers. Concernant le pergélisol qui actuellement recouvre pas moins de 20 % de la surface de la planète, étant présent surtout en Alaska, au Canada, au Groenland et en Sibérie, la réduction significative de la couverture neigeuse observée notamment au printemps dans l’hémisphère Nord, couplée à l’augmentation des températures atmosphériques de ces régions, conduit à prédire que plus d’un tiers de celui-ci pourrait avoir disparu à la fin du 21ème siècle, ce, dans le meilleur des cas (les scénarios les plus pessimistes font état d’une réduction pouvant atteindre 80 %). Sachant que le pergélisol constitue une immense réserve de carbone organique, neutralisé jusqu’alors par le gel, on envisage que sa fonte accélérée serait en mesure de libérer d’énormes quantités de gaz à effet de serre, du gaz carbonique mais aussi du méthane, beaucoup plus redoutable puisque l’impact de ce dernier est censé être 20 à 25 fois plus important, sur un cycle de 100 ans. Si le phénomène est enclenché (il l’est probablement déjà), il est alors possible, voire probable, qu’intervienne un processus de rétroaction, l’augmentation des températures de surface due à l’effet de serre accentuant le réchauffement et la dégradation du pergélisol, phénomène qui serait irréversible à l’échelle humaine.. On peut supposer qu’il en va de même du méthane que recèlent souvent en abondance les sédiments des fonds marins (sous forme d’hydrates de gaz), susceptible lui aussi de s’échapper dans l’atmosphère s’il intervient un réchauffement suffisamment important des océans. Il paraît ainsi légitime que la communauté scientifique ait manifesté un intérêt grandissant envers l’Arctique au cours de la dernière décennie, d’autant plus que l’océan Arctique et les zones continentales arctiques et subarctiques, recouvertes de pergélisol, semblent jouer un rôle essentiel dans le cycle du carbone et le cycle de l’eau à l’échelle de la planète, tout en étant extrêmement vulnérables face au changement climatique en cours. Les travaux antérieurs ont néanmoins porté en majorité sur la biogéochimie du carbone organique, alors que les mécanismes contrôlant les cycles biogéochimiques d’autres éléments restaient plutôt obscurs.

Cadre de l’étude :

Profil type d'une région comportant du pergélisol

Profil type d’une région comportant du pergélisol
Coupe verticale de la zone de transition entre pergélisols continu et discontinu, montrant les trois types de taliks (zones entourées de pergélisol mais qui restent cependant dégelées toute l’année).
Source : Wikimedia Commons
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Dans l’étude présente, une équipe de chercheurs russes et français (Pokrovsky et al., 2012) s’est intéressée à la biogéochimie du carbone (tant organique qu’inorganique) et d’un certain nombre d’éléments majeurs et en traces[2] Liste des principaux éléments pris en compte dans cette étude (analysés par les auteurs et/ou ayant fait l’objet d’analyses anciennes, issues de la littérature) : C, N, P, Li, B, Na, Mg, Al, Si, K, Ca, Ti, V, Cr, Mn, Fe, Co, Ni, Cu, Zn, Ga, Ge, As, Rb, Sr, Y, Zr, Mo, Cd, Sb, Cs, Ba, Hf, W, Pb, Th, U, et les terres rares. issus des sols de bassins versants d’Eurasie septentrionale, répartis sur le territoire de la Fédération de Russie. En raison du réchauffement et de la fonte du pergélisol, ces éléments subissent une libération et un drainage en direction de l’océan Arctique par le biais des rivières boréales et sub-arctiques russes. Cette étude, multidisciplinaire, rassemble les résultats de plus d’une décennie d’observations et de mesures en rapport avec les flux, l’origine et le stockage de ces éléments, tout en ayant permis de caractériser les phénomènes mis en jeu. Elle concerne les zones boréales et sub-arctiques qui s’étendent de la Carélie à la péninsule du Kamtchatka, selon un gradient allant de terrains non gelés en permanence à des zones où le pergélisol est présent en continu, développé sur des lithologies variées et associé à divers types de végétation. Il apparaît que les sources principales du carbone présent dans les rivières sont le carbone atmosphérique impliqué dans l’altération chimique des roches[3] L’altération et la dissolution des minéraux des roches continentales et des sols sont des processus entraînant une capture de CO2 d’origine atmosphérique. Concentré dans les sols du fait de la respiration racinaire des plantes et de la dégradation de la matière organique, le CO2 se dissout dans les eaux interstitielles qui drainent les sols (en plus de se dissoudre dans l’eau de pluie au sein de l’atmosphère) pour former de l’acide carbonique susceptible d’attaquer et de dissoudre les roches du substratum, tant carbonatées que silicatées. Suite à ces réactions de dissolution, le gaz carbonique est piégé et entraîné par les rivières jusqu’à l’océan sous forme d’ions bicarbonates. Ce carbone dissout est alors stocké par la masse d’eau pour être à nouveau rendu à l’atmosphère (dégazage) et/ou stocké dans les sédiments marins par précipitation de carbonates, principalement de calcium et de magnésium, constitutifs des calcaires et dolomies. Il a été estimé que ce processus soutire chaque année approximativement 0,3 milliard de tonnes de CO2 à l’atmosphère, qui se retrouverait ainsi piégé par les océans pour plusieurs milliers d’années (cf. Beaulieu et al., 2012). Bien que ce flux soit de loin inférieur à la production de CO2 liée aux activités humaines (environ 8 milliards de tonnes par an), il apparaît non négligeable puisqu’il est du même ordre que le flux net d’échange entre atmosphère et biosphère continentale, estimé à 0,4 milliard de tonnes par an (dans des conditions équivalentes à celles de la période préindustrielle). Il a ainsi été préconisé de dorénavant intégrer ce processus d’altération chimique des continents et celui de la dynamique du puits de CO2 atmosphérique qui en découle dans les modèles de prévision de l’évolution future du climat de notre planète. Voir à ce sujet l’article sur notre site intitulé : « La dissolution des roches modifie les projections du climat pour le XXIe siècle« ., auquel s’ajoute le carbone prélevé par la végétation et mis à disposition lors de la décomposition des litières organiques.

Parmi les spécificités de ces bassins versants de haute latitude, situés dans des zones froides et humides et comportant des sols particulièrement riches en matière organique, ont été recensés :

Bébé mammouth du pergélisol de Sibérie

Bébé mammouth du pergélisol de Sibérie
« Dima » : jeune mammouth laineux âgé de 6 à 8 mois, mort il y a 39 000 ans et découvert dans le pergélisol du bassin de la rivière Kolyma, en Sibérie nord-orientale.
Source : Wikimedia Commons
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– une extrême variabilité saisonnière des concentrations des éléments en rivière qui fait que la majeure partie du flux annuel de carbone (du moins de carbone organique) intervient sur quelques semaines pendant les crues de printemps, au moment de la fonte des neiges ;
– la présence d’un substratum rocheux généralement pas ou peu altéré bien que situé à relativement faible profondeur ;
– des profils de sol très homogènes dus aux effets de la cryoturbation et à la migration du front de congélation ;
– la présence de matière organique dissoute peu humifiée (provenant notamment du drainage des litières végétales), côtoyant du carbone organique beaucoup plus ancien, s’agissant de sols qui eux-mêmes peuvent être très anciens, en l’occurrence d’âge pléistocène. Pour preuve, n’y découvre-t-on pas de nos jours des mammouths et autres représentants de la mégafaune quaternaire en cours de « décongélation », du fait de la dégradation du pergélisol[4] Voir sur notre site l’article relatant la renaissance d’une plante ayant été conservée durant plus de 30 000 ans dans le pergélisol de Sibérie orientale. ? ;
– de fortes concentrations en fer dissout engendrant la formation de colloïdes organo-métalliques qui constitueront les principaux vecteurs du transport des éléments en traces dans les eaux superficielles ;
– une proportion très importante (pouvant représenter jusqu’à 70 ou 80% de la surface des bassins étudiés) de lacs glaciaires ou thermokarstiques[5] En géomorphologie, un thermokarst (ou cryokarst) désigne un modelé caractérisé par des dépressions et des affaissements de terrain dus à des tassements du sol consécutifs de la fonte de la glace du pergélisol. Cette fonte peut être d’origine climatique (dégel dû à un réchauffement) ou anthropique (suite à déforestation notamment). Ce phénomène pourra également provoquer l’effondrement et le recul rapide des berges des cours d’eau périglaciaires ou l’incision de ravines sur les versants, dans des sédiments rendus initialement cohérents par le gel, puis redevenus meubles lors de la fusion de la glace qu’ils contenaient. Dans le détail, la déstabilisation thermique de la glace du sol se produit fréquemment à la suite d’une augmentation de l’épaisseur de la zone active du pergélisol (zone dégelant en été), pouvant être due à une élévation de la température moyenne, à un changement dans le régime des précipitations ou à d’autres phénomènes hydrologiques/hydrogéologiques tels la circulation d’eau liquide en profondeur. Impliquant la présence préalable de pergélisol, les thermokarsts concernent ainsi plus spécifiquement d’importantes superficies du domaine arctique, notamment en Sibérie. Ces dépressions vont généralement se remplir d’eau pour constituer des lacs ou marais thermokarstiques pouvant être à l’origine d’émissions de gaz carbonique et de méthane susceptibles d’accentuer l’effet de serre., susceptibles de contrôler le transport en solution du sol à la rivière, sachant que les lacs et marais thermokarstiques seront aussi le siège d’une libération de carbone en direction de l’atmosphère (sous forme de gaz carbonique et de méthane) ;
– enfin, concernant la végétation, l’étendue des forêts de conifères, constituées principalement de formes décidues de type Larix (mélèze), ubiquistes en Sibérie septentrionale.

Paysage de taïga et cours de la rivière Vassiougan dans la plaine de Sibérie occidentale

Paysage de taïga et cours de la rivière Vassiougan dans la plaine de Sibérie occidentale
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Vadim Andrianov
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L’importance de ces zones boréales et sub-arctiques dans la régulation du cycle du carbone résulte : (1) de cette richesse des sols en carbone organique ; (2) de la dominance d’un climat humide entraînant le développement d’une abondante végétation, tout en étant à l’origine d’un débit élevé des rivières qui pourront transporter des quantités importantes de carbone et autres nutriments en direction de l’océan ; (3) de la présence de sols peu profonds permettant aux roches mères d’être davantage exposées et de subir plus facilement une altération chimique consommatrice de gaz carbonique atmosphérique ; (4) de l’altération physique de ces mêmes roches due à l’action du froid et notamment des cycles de gel-dégel (cryoclastie ou gélifraction), pouvant d’autant faciliter leur dissolution. Il est à noter cependant que ces facteurs favorisants, qui auront potentiellement tendance à accroître les flux de carbone des eaux de surface, pourront être contrebalancés, du moins au sein des zones sub-arctiques, par les basses températures qui auront tendance à s’opposer à la dénudation des socles rocheux et à l’altération chimique des minéraux qui les constituent.

Sondage au marteau-piqueur dans du pergélisol en Alaska

Sondage au marteau-piqueur dans du pergélisol en Alaska
Source : Nick Bonzey
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Les difficultés rencontrées dans la mise en oeuvre de telles investigations, pratiquées dans des régions souvent inhospitalières, proviennent en partie de la méconnaissance d’un grand nombre de variables contrôlant les cycles biogéochimiques en milieu arctique : de prime abord, la contribution relative de la fraction colloïdale vis-à-vis de composants autres que le carbone organique dissout ; en second lieu, les sources des éléments présents dans les rivières et le rôle de la végétation dans le cycle de ces éléments ; enfin, l’influence de nombreux lacs (d’origine glaciaire ou thermokarstique) en tant que réceptacles de leurs bassins versants respectifs et en tant qu’intermédiaires dans le transfert du sol à la rivière (pour les thermokarsts en particulier). Afin de caractériser au mieux ces facteurs, l’étude présente a consisté en une synthèse des résultats d’un ensemble de recherches multidisciplinaires réalisées durant plus d’une dizaine d’années, dans des contextes lithologiques et hydrométéorologiques variés[6] Les bassins versants pris en compte comportent des lithologies variées, leur substratum étant constitué de roches cristallines de nature granitique, gneissique ou basaltique et/ou de roches sédimentaires carbonatées, gréseuses ou argileuses. Ils couvrent des régions depuis des zones pouvant être totalement dépourvues de pergélisol ou pouvant comporter du pergélisol de façon sporadique ou discontinue jusqu’à des zones où le pergélisol est présent en permanence et partout (pergélisol continu). Cinq régions types ont ainsi été définies : (1) partie européenne du Nord-Ouest de la Russie, sans pergélisol ; (2) Sibérie occidentale, recouverte de dépôts de tourbe et à pergélisol discontinu, suggérant un processus thermokarstique actif ; (3) plateau basaltique de Sibérie centrale (trapps de la limite Permien-Trias), à pergélisol présent en continu ; (4) bouclier Aldan de la région trans-Baïkal, à pergélisol présent de façon discontinue ; (5) péninsule du Kamtchatka, à pergélisol discontinu également. L’ensemble de ces cinq sites d’étude sont considérés comme étant relativement dénués de tout impact anthropique, hormis les retombées atmosphériques sur le long terme., ayant au final permis de formuler des prévisions déterminantes quant aux modifications de ces transferts biogéochimiques en fonction de l’évolution du climat.

Coin de glace dans le pergélisol

Coin de glace dans le pergélisol
Crédit photo: NASA
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Comparées à d’autres régions, on retiendra que les zones arctiques et sub-arctiques se singularisent par des variations extrêmes sur le plan des apports et des concentrations des composés en solution en fonction des périodes de l’année. Une analyse quantitative de ces systèmes requiert une compréhension fine de la manière dont varient les processus d’altération selon les saisons. Ces variations saisonnières impliquent que les sources des éléments transportés par les rivières varient elles-mêmes de façon significative dans le temps, reflétant en particulier la variabilité de l’épaisseur de la couche active des sols et traduisant plus précisément les contributions respectives, d’une part du processus d’altération chimique des minéraux des sols et des roches, et d’autre part du lessivage de l’horizon supérieur organique des sols et notamment la mise en solution des éléments contenus dans les litières végétales[7] Les flux d’éléments majeurs et en traces mesurés et les taux d’altération qui en ont été déduits sont de sources diverses : issus d’échantillons d’eau de lacs et de rivières prélevés en fonction des saisons et analysés par les auteurs dans le cadre de cette étude ; issus d’échantillons historiques collectés et analysés par le Service Hydrologique de Russie (Russian Hydrological Survey) dans les années 1960 et 1970. Ces données ont permis des estimations pertinentes des flux moyens annuels en éléments dissous dans des bassins de dimensions variées et ont permis d’établir les mobilités relatives de ces éléments durant les phénomènes d’altération météorique, tout en mettant en évidence l’intervention de facteurs environnementaux susceptibles d’influencer les taux d’altération, ces facteurs pouvant eux-mêmes dépendre des saisons (e.g. eaux de fonte des neiges au printemps, précipitations estivales, basses eaux hivernales, etc.). A noter qu’en complément des eaux des rivières et des lacs d’origine glaciaire, ont été analysées les eaux de dépressions thermokarstiques sur un vaste territoire de Sibérie occidentale, selon un transect latitudinal d’environ 1000 km, depuis des zones à pergélisol sporadique ou discontinu jusqu’à des zones où ce dernier était présent en continu.. Cette connaissance précise des sources des éléments paraît essentielle afin d’appréhender au mieux la réponse de ces écosystèmes arctiques dans un tel scénario de réchauffement global du climat, sachant que la production végétale et sa dégradation seront censées intervenir beaucoup plus rapidement face au changement environnemental occasionné, comparées à la dissolution abiotique des minéraux.

Principales observations et interprétations :

Région nord-ouest de la Russie :

Dans la partie septentrionale de la Russie européenne, où le pergélisol est absent, la composition chimique des eaux de surface est essentiellement contrôlée par le régime hydrologique des rivières dont les eaux sont issues d’un mélange d’eau de pluie, d’eau de fonte de la neige et d’eau d’origine souterraine. En plus de l’intervention des minéraux des sols et de leur substratum rocheux (bedrock), il existe un fort impact de la dégradation des litières végétales qui constituent une source importante des éléments transportés en solution. Les auteurs ont ainsi évalué les flux annuels en éléments majeurs liés à cette dégradation en tenant compte de la production primaire de biomasse et des concentrations de ces éléments dans la matière sèche correspondante, ce, dans un milieu recouvert de forêts boréales de type taïga.

Rivière et taïga sibériennes au nord de Khabarovsk

Rivière et taïga sibériennes au nord de Khabarovsk
Arbres couchés du fait de l’érosion des berges suite au dégel de printemps
Crédit photo : Borya
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Alors que le transfert depuis l’horizon organique des sols des éléments pouvant être qualifiés de biogènes (tels le carbone, l’azote ou le phosphore) reste faible, ce transfert est considérablement plus important pour les éléments minéraux tels que le calcium, le magnésium, le sodium, le potassium, le fer, l’aluminium, le silicium… Une estimation, à l’échelle annuelle, des proportions relatives des diverses sources de cette charge cationique en solution, y compris des apports d’origine atmosphérique et de ceux issus des eaux souterraines, montre que ces deux derniers phénomènes sont relativement négligeables par rapport à l’altération chimique des minéraux (via les interactions eau-roche faisant intervenir les eaux interstitielles circulant dans les sols) et la dégradation des litières végétales, chacune intervenant dans des proportions similaires, l’origine ultime des éléments étant manifestement le bedrock.

En dehors de ce transport en solution de type conventionnel, le transfert de la plupart des éléments en traces habituellement insolubles, de même que, partiellement du moins, de certains éléments majeurs tels que le calcium, s’effectue par l’intermédiaire de composés colloïdaux organiques ou organo-métalliques et en particulier organo-ferriques qui seront les principaux vecteurs de tels éléments. Comparée aux zones tempérées et tropicales, la fraction dissoute des eaux des zones boréales est en effet particulièrement riche en fer (sous forme de fer ferrique), ces eaux contenant également de fortes proportions de matière organique labile de faible poids moléculaire. Cet enrichissement en fer colloïdal des cours d’eau boréaux intervient spécifiquement lors des crues de printemps, provoquées par l’afflux des eaux de fonte, et il est en lien avec la faible profondeur des sols (ceux des paysages glaciaires du Nord-Ouest de la Russie) ou la présence de pergélisol (notamment en Sibérie), qui s’opposent au développement d’un horizon supérieur important. En conséquence, l’horizon minéral des sols, qui peut contenir une forte proportion de minéraux ferreux (tels les silicates ferro-magnésiens des roches magmatiques ou autres phyllosilicates des formations sédimentaires), aura tendance à occuper une position superficielle et il interagira ainsi d’autant plus aisément avec les eaux de surface riches en matière organique qui drainent l’horizon supérieur des sols, cette interaction se traduisant par la formation de composés colloïdaux organo-ferriques, intervenant notamment au niveau de la zone hyporhéique des cours d’eau [8] La zone hyporhéique représente la partie de sédiments saturés en eau située au dessous et sur les côtés d’un cours d’eau. Elle renferme ainsi une certaine quantité d’eau de surface mais il y a souvent mélange d’eau de surface et d’eau souterraine en provenance de la nappe alluviale sous-jacente (lorsque celle-ci est présente). Dans le domaine de l’hydrobiologie et celui de l’hydroécologie, les recherches actuelles s’orientent de plus en plus vers la compréhension des processus se déroulant à l’interface entre eau de surface et eau souterraine et elles s’intéressent plus spécifiquement au rôle de cet interface dans la décomposition de la matière organique circulant dans les cours d’eau..

La rivière Katoun dans l'Altaï

La rivière Katoun dans l’Altaï
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Ondrej Zvacek
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Bien que les substances colloïdales présentes soient de nature diverse (plus ou moins enrichies en composés organiques et en fer), il semblerait que les cours d’eau boréaux et sub-arctiques aient tendance à se comporter d’une manière identique en termes de spéciation des éléments en traces qu’ils transportent sous forme colloïdale. Ils montreraient en effet une distribution en carbone organique dissout et en éléments en traces relativement constante lorsque leur échantillonnage intervient durant la période des basses eaux estivales. Il est ainsi possible d’établir un schéma générique concernant l’origine des colloïdes de l’ensemble de ces rivières, modèle qui, comme préalablement indiqué, fait appel lors des crues de printemps à un lessivage massif des litières végétales en cours de dégradation de la partie superficielle des horizons organiques des sols, puis, durant l’été, à un mélange entre des eaux chargées en fer, d’origine interstitielle ou souterraine plus ou moins profonde, et les eaux oxygénées et enrichies en matière organique issues de ces horizons de surface.

Tout comme les rivières boréales, les lacs glaciaires de ces régions renferment eux aussi divers types de colloïdes contrôlant la spéciation des éléments en traces. Il se produit un phénomène dit de « basculement » des lacs, intervenant au printemps durant la période des hautes eaux. Les eaux profondes anoxiques et riches en fer ferreux se mélangent aux eaux de surface oxygénées et chargées en matière organique, notamment enrichies en composés organiques dissous en provenance des bassins versants, induisant ici encore la formation de colloïdes organo-ferriques qui seront impliqués dans le transport des éléments.

Le lac Nero dans l'oblast de Laroslavl (Russie européenne)

Le lac Nero dans l’oblast de Laroslavl (Russie européenne)
D’une superficie de plus de 50 km2, il est âgé d’environ 500 000 ans et constitue ainsi l’un des rares lacs pré-glaciaires du centre de la Russie occidentale.
Source : Wikimedia Commons
Domaine public

D’une façon analogue aux rivières, le processus principal gouvernant ce transport correspond à une coprécipitation d’éléments en traces et d’oxy-hydroxydes de fer stabilisés par de la matière organique dissoute (e.g. Kepkay, 2000), constituant des formes colloïdales qui viendront s’ajouter à celles présentes dans les rivières dans la mesure où ces dernières prennent le plus souvent naissance à la faveur des lacs de ces régions du Nord-Ouest de la Russie.

En parallèle, ont été mesurées les concentrations des éléments au niveau de plusieurs rivières arctiques de Russie européenne sur des périodes couvrant les quatre saisons, en dissociant la part réellement en solution de celle liée aux colloïdes et de celle présente en suspension. Les chercheurs ont ainsi remarqué que la majorité des éléments qui habituellement sont considérés comme typiquement insolubles tels que le fer, le chrome, le nickel, l’aluminium, le cadmium, le zirconium, le thorium, le plomb, l’yttrium, l’hafnium et les terres rares, se trouvaient à la fois liés à des particules en suspension et à des composés colloïdaux, tandis que d’autres métaux, en l’occurrence des métaux de transition divalents ayant classiquement de fortes affinités avec les ligands organiques tels que le zinc, le cuivre et le manganèse, se répartissaient de façon similaire entre les trois catégories précitées. Enfin, le carbone organique et l’uranium étaient surtout présents sous forme colloïdale. On peut en déduire que l’océan Arctique est censé recevoir un flux important de composés colloïdaux, sur une durée de quelques mois tout au plus, correspondant et/ou faisant suite à la période des crues printanières, colloïdes permettant le transfert d’éléments métalliques qui, ajoutés à d’autres éléments en solution, seront autant de micronutriments biodisponibles potentiels susceptibles d’influencer la productivité océanique en Arctique.

Sibérie centrale :

Les sources des éléments et leurs variations saisonnières ont été évaluées au niveau de grandes rivières drainant le plateau basaltique de Sibérie centrale (constitué par les célèbres trapps), zone amplement recouverte de forêts de

Rivière Chaya et taïga de conifères en Sibérie orientale

Rivière Chaya et taïga de conifères en Sibérie orientale
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Vasiliy Tatarinov
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mélèzes sur pergélisol présent en continu. De façon comparable à ce qui fut observé dans les régions dépourvues de pergélisol, l’essentiel du flux de carbone organique (issu des litières végétales) intervient au printemps. En revanche, le flux de carbone sous forme d’ions bicarbonates reflétant la consommation de CO2 atmosphérique liée à l’altération chimique des minéraux apparaît similaire durant les crues printanières et la période des basses eaux estivales mais il est négligeable en hiver (les températures négatives et le gel des sols s’opposant à l’altération et à la circulation des eaux interstitielles/souterraines). La majorité des métaux, en particulier le fer, l’aluminium et d’autres métaux peu mobiles présents en traces, sont eux aussi surtout mobilisés au printemps, contribuant sur une courte période (moins d’un mois dans ces régions) à l’essentiel du flux devant atteindre l’océan. Comparé aux zones tempérées ou aux zones forestières froides sans pergélisol, le recyclage par les plantes elles-mêmes des nutriments issus de la dégradation des litières est plus faible et en conséquence, la fraction susceptible d’atteindre la rivière sera plus importante.

Défenses de mammouths prisonnières du pergélisol affleurant sur le bord de mer en Yakoutie

Défenses de mammouths prisonnières du pergélisol affleurant sur le bord de mer en Yakoutie
Crédit photo : Evgenia Arbugaeva, National Geographic

Il est à retenir que la majeure partie (plus de 85 %) du flux annuel des métaux en traces intervient durant les crues de printemps, à l’instar du flux de carbone organique, et que leur transport est étroitement lié à ceux du fer et de l’aluminium qui sont les constituants principaux (en plus de la matière organique) des composés colloïdaux présents dans les rivières concernées. Dans la mesure où ce transfert se produit alors que l’horizon minéral des sols reste gelé (seule la partie superficielle du pergélisol étant susceptible de dégeler aux beaux jours), la contribution des litières végétales paraît primordiale puisqu’elles sont censées constituer à elles seules ou presque, la source des métaux en traces présents en solution dans les eaux de surface de ces régions.

Sibérie occidentale :

Au niveau des plaines de Sibérie occidentale, les processus d’altération météorique diffèrent notablement de ceux décrits plus haut en ce sens que sont présents ici d’importants dépôts de tourbe (dont l’épaisseur peut atteindre plusieurs mètres), recouvrant des sables néogènes altérés. Dans ces régions, le dégel crée des dépressions thermokarstiques (cf. note n° 5), donnant naissance à de nombreux lacs ou marais qui, reliés au réseau hydrographique, vont permettre le drainage des éléments majeurs et en traces présents dans ces milieux, ainsi que du carbone dont le transport sera contrôlé par un lessivage de la matière organique issue des tourbes que l’on observe au sein des dépressions. Dans ces zones aquatiques, le carbone des sols pourra se déposer au fond des lacs ou être transféré à la rivière sous forme dissoute, ou encore être converti sous forme de gaz carbonique et de méthane qui auront tendance à s’échapper dans l’atmosphère. Les auteurs considèrent que le flux total de carbone dégazant sous forme de CO2 pourrait ainsi représenter 2 à 3 fois le flux de carbone organique dissout transféré à l’océan Arctique par l’ensemble des rivières sibériennes. Il a en effet récemment été démontré que les marais et lacs thermokarstiques d’une surface inférieure à 1000 m2 pouvaient présenter des concentrations en carbone organique dissout deux à trois fois supérieures et des teneurs en CO2 et CH4 (en tant que gaz dissous) trois à dix fois supérieures, comparées à celles préalablement observées au niveau de lacs de superficie plus importante.

Affaissement de la bordure d'une tourbière dans le pergélisol de la région d'Abisko, extrême Nord de la Suède

Affaissement de la bordure d’une tourbière dans le pergélisol de la région d’Abisko, extrême Nord de la Suède
Source : Wikimedia Commons
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Ces zones sont donc sursaturées en gaz carbonique vis-à-vis de l’atmosphère et cette sursaturation est particulièrement élevée au sein des petites dépressions qui naissent par subsidence dans la tourbe à la faveur de la dégradation du pergélisol (fusion de la glace que celui-ci renfermait initialement). Les concentrations maximales s’observent pour les dépressions les plus petites qui manifestement sont le lieu privilégié de la transformation des tourbes en carbone organique dissout puis en gaz carbonique sous l’action de bactéries hétérotrophes anaérobies. De la même manière que le gaz carbonique présent en solution, les concentrations en carbone organique ont tendance à décroître depuis ce type de dépressions jusqu’aux rivières, en passant par les marais puis les lacs thermokarstiques plus importants. Il en va de même des éléments majeurs et de la plupart des éléments en traces dont les concentrations varient elles aussi en fonction de l’étendue des plans d’eau, ce qui traduirait une consommation progressive des substances humiques colloïdales issues des tourbes par le bactérioplancton anaérobie. Quant aux mécanismes à l’origine des fortes concentrations des petites dépressions en composés dissous (carbone organique, gaz carbonique, méthane, éléments majeurs et en traces), comparées à celles de la majorité des lacs plus vastes, ils pourraient entre autres être le reflet d’une abrasion plus importante des tourbes au niveau des bordures de ces dépressions thermokarstiques, mais aussi d’une décomposition sous-aquatique de mousses et lichens se trouvant submergés au moment du dégel, censée entraîner une libération rapide de carbone organique et autres éléments associés venant s’ajouter à ceux issus de la dégradation des tourbes anciennes.

Conséquences du changement climatique en cours et perspectives à venir

Dans la mesure où les flux des rivières boréales et sub-arctiques reflètent, pour une part importante, l’influence de l’altération météorique en lien avec la production végétale et la dégradation des litières organiques, il paraît légitime de

Bouleaux et mélèzes de la forêt boréale (taïga) de la région du Baïkal, en Russie

Bouleaux et mélèzes de la forêt boréale (taïga) de la région du Baïkal, en Russie
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supposer que tout changement au niveau de ce réservoir biologique aura potentiellement des répercussions sur les flux de nutriments en solution, a fortiori dans le contexte actuel de réchauffement global, l’élévation des températures (au même titre d’ailleurs que celle des concentrations en gaz carbonique atmosphérique) étant susceptible de favoriser la production végétale et d’accroître ainsi le volume de la biomasse impliquée dans ces transferts biogéochimiques. La matière organique dissoute (sous forme colloïdale) constituant le vecteur principal du transport des éléments et notamment de ceux présents en traces dans les eaux boréales de surface, les auteurs envisagent que l’augmentation de la biomasse et de la profondeur racinaire, via l’augmentation des températures, pourrait ainsi entraîner un doublement des flux en éléments traces liés aux colloïdes organiques. Ils se basent en particulier sur l’existence, en Sibérie centrale, de différences significatives d’un point de vue production végétale en fonction de l’exposition des versants où furent effectués les prélèvements, la biomasse et la productivité primaire des versants exposés au sud étant sensiblement plus importantes comparées à celles des versants exposés au nord, particularité venant s’ajouter au fait que les aiguilles de mélèze (qui se retrouvent au sol annuellement) montrent des compositions qui pourront être enrichies en éléments majeurs et traces selon les types d’habitats (chauds versus froids).

Il est à noter que l’importance de la fraction colloïdale et la distribution des éléments majeurs et en traces semblent ne pas être influencées par les variations de concentrations en carbone organique dissout, ni par les changements de régime hydrologique des eaux de surface. C’est notamment ce que tendent à démontrer les études portant sur les colloïdes et les fractions en fer et en carbone organique au sein de petits bassins versants intégrés dans des paysages variés, dont le soubassement lithologique pouvait grandement différer lui aussi (de nature basaltique à granitique). Parallèlement, la chute des pH des eaux de surface due à une acidification locale ou provoquée par le réchauffement et l’augmentation de l’activité du phytoplancton et du périphyton [9] Le périphyton est constitué d’un mélange complexe d’algues, de cyanobactéries, de micro-organismes hétérotrophes et de détritus. Il se fixe aux surfaces immergées (substrat, végétaux…) dans la plupart des écosystèmes aquatiques où il occupe une place importante dans la chaîne alimentaire vis-à-vis d’invertébrés, d’amphibiens et de certains poissons. Il est également susceptible d’absorber des polluants en les soustrayant à la colonne d’eau et pourra ainsi en limiter la diffusion dans l’environnement. dans les lacs et les rivières pourra entraîner une augmentation des proportions des formes dissoutes comparées aux formes colloïdales et serait ainsi en mesure d’accroître d’un facteur de l’ordre de 2 la biodisponibilité relative de ces éléments au niveau des rivières, ainsi que leur mobilité au niveau des zones de mélange eau douce-eau salée des estuaires. Des conclusions similaires semblent également devoir s’appliquer aux lacs boréaux où le réchauffement aurait tendance à amplifier la production de complexes colloïdaux de petite taille (à partir de matière organique de faible poids moléculaire), plus proches de formes dissoutes véritables, sous l’action de bactéries hétérotrophes ainsi que par photo-dégradation de matière organique allochtone de poids moléculaire plus élevé, issue du drainage des bassins versants.

Zone humide thermokarstique caractéristique de la toundra sibérienne

Zone humide thermokarstique caractéristique de la toundra sibérienne
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En Sibérie occidentale, la mise en évidence d’une augmentation des concentrations en carbone organique, en gaz carbonique et en méthane (sous forme dissoute) inversement proportionnelle aux dimensions et à l’âge des dépressions thermokarstiques (les teneurs les plus élevées s’observent au sein des dépressions les plus petites mais aussi les plus jeunes) laisse présager des conséquences inquiétantes, voire dramatiques, concernant les effets à venir de la fonte du pergélisol sur le cycle du carbone au sein de ces écosystèmes aquatiques. La multiplication des thermokarsts liée à la dégradation progressive du pergélisol, couplée au drainage des lacs plus vastes (ceux-ci étant connectés au réseau hydrographique), serait en effet susceptible de fortement amplifier les stocks des eaux de surface de ces régions en carbone organique et en métaux (sous forme colloïdale), ainsi que leur transfert en direction de l’océan. Il semble tout aussi préoccupant de devoir assister à une accentuation des émissions de gaz carbonique et de méthane en direction de l’atmosphère. Sans même qu’il n’ait été nécessaire d’envisager une extension des surfaces occupées par les plans d’eau (ce qui devrait en réalité survenir immanquablement), les auteurs considèrent que les stocks d’éléments en solution et par conséquent les flux au niveau des eaux de surface pourraient être multipliés par 10 au regard de la superficie de ce territoire qui atteint plusieurs millions de kilomètres carrés.

Bulles de méthane piégées en hiver dans la glace de surface d'un lac thermokarstique du Nord de la Sibérie

Bulles de méthane piégées en hiver dans la glace de surface d’un lac thermokarstique du Nord de la Sibérie
Source : Walter K. M. et al. (2006)
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Ainsi cette étude qui met en lumière l’intervention de phénomènes reposant sur des interactions complexes impliquant à la fois la lithosphère, la biosphère, l’atmosphère, la cryosphère et l’hydrosphère, a permis d’identifier les mécanismes contrôlant l’érosion chimique et la spéciation dans des bassins versants caractéristiques de paysages variés du nord de l’Eurasie, recouverts par la taïga ou la toundra arctique. Fondée plus spécifiquement sur le fonctionnement biogéochimique de systèmes aquatiques boréaux, elle précise et quantifie un ensemble de facteurs régissant les flux élémentaires transférés par les rivières, tels (1) la nature du substratum rocheux (roches mères des sols) ; (2) l’importance des formes colloïdales organiques ou organo-minérales (notamment durant la fonte des neiges) ; (3) le processus saisonnier de basculement des lacs ; (4) le rôle du pergélisol selon que les bassins versants sont de petite ou de plus grande dimension ; (5) le rôle de la végétation continentale en termes de (re)mobilisation des éléments depuis la roche mère jusqu’à la rivière.

Embrasement de méthane s'échappant à la surface d'un lac de thermokarst sibérien

Embrasement de méthane s’échappant à la surface d’un lac de thermokarst sibérien
Crédit photo : Sergey Zimov

Cette approche pluridisciplinaire, dans un contexte de haute latitude subissant un réchauffement progressif, autorise ainsi à énoncer des prévisions précises quant à l’évolution des disponibilités et des flux de carbone et autres nutriments en solution. En l’occurrence, il apparaît que le dégel des tourbes de Sibérie occidentale sera susceptible de conduire à une augmentation des concentrations des eaux de surface en carbone organique et autres éléments selon des facteurs pouvant varier de 3 à 10. En parallèle, le développement de l’horizon supérieur actif des sols, de la productivité primaire et globalement de la biomasse dans l’ensemble des régions concernées par le pergélisol pourrait accroître le stock d’éléments labiles présent dans les litières végétales et en conséquence les flux en rivière d’un facteur de 2. Il a aussi été démontré qu’en Sibérie centrale, en raison du réchauffement et de cette augmentation potentielle de l’épaisseur de la couche active des sols, la variation de productivité de la végétation, tout autant que son changement de composition, auront manifestement un rôle essentiel concernant l’augmentation des flux d’éléments majeurs et en traces (accroissement probable, là aussi, d’un facteur de 2) entre le sol et l’océan, via la rivière.

Compte tenu du changement climatique en cours, il convient sans doute de mettre tout particulièrement l’accent sur le relargage dans l’atmosphère de gaz carbonique et de méthane issus de la dégradation du pergélisol, phénomène qui serait en premier lieu le reflet du processus thermokarstique actif intervenant en Sibérie occidentale, directement lié au réchauffement planétaire et dont on suspecte qu’il pourrait, dans un avenir proche, avoir des répercussions catastrophiques en termes de renforcement de l’effet de serre et des rétroactions qui en découlent, ne serait-ce qu’en raison de l’étendue des régions concernées… D’autant qu’à l’échelle de l’hémisphère Nord, il est censé impliquer l’ensemble de la zone sub-arctique et pas seulement le nord de la Russie !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Au moment où son 5ème rapport est rendu public, analysant les tendances et prévisions mondiales en matière de changement climatique, le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) réaffirme avec de plus en plus de certitude qu’il existe, depuis 1950, un lien étroit entre les activités humaines (l’utilisation des énergies fossiles en particulier) et le réchauffement planétaire, susceptible d’entraîner des modifications majeures sur le plan des températures, de la fonte des glaces et du niveau des mers. Concernant le pergélisol qui actuellement recouvre pas moins de 20 % de la surface de la planète, étant présent surtout en Alaska, au Canada, au Groenland et en Sibérie, la réduction significative de la couverture neigeuse observée notamment au printemps dans l’hémisphère Nord, couplée à l’augmentation des températures atmosphériques de ces régions, conduit à prédire que plus d’un tiers de celui-ci pourrait avoir disparu à la fin du 21ème siècle, ce, dans le meilleur des cas (les scénarios les plus pessimistes font état d’une réduction pouvant atteindre 80 %). Sachant que le pergélisol constitue une immense réserve de carbone organique, neutralisé jusqu’alors par le gel, on envisage que sa fonte accélérée serait en mesure de libérer d’énormes quantités de gaz à effet de serre, du gaz carbonique mais aussi du méthane, beaucoup plus redoutable puisque l’impact de ce dernier est censé être 20 à 25 fois plus important, sur un cycle de 100 ans. Si le phénomène est enclenché (il l’est probablement déjà), il est alors possible, voire probable, qu’intervienne un processus de rétroaction, l’augmentation des températures de surface due à l’effet de serre accentuant le réchauffement et la dégradation du pergélisol, phénomène qui serait irréversible à l’échelle humaine.
2 Liste des principaux éléments pris en compte dans cette étude (analysés par les auteurs et/ou ayant fait l’objet d’analyses anciennes, issues de la littérature) : C, N, P, Li, B, Na, Mg, Al, Si, K, Ca, Ti, V, Cr, Mn, Fe, Co, Ni, Cu, Zn, Ga, Ge, As, Rb, Sr, Y, Zr, Mo, Cd, Sb, Cs, Ba, Hf, W, Pb, Th, U, et les terres rares.
3 L’altération et la dissolution des minéraux des roches continentales et des sols sont des processus entraînant une capture de CO2 d’origine atmosphérique. Concentré dans les sols du fait de la respiration racinaire des plantes et de la dégradation de la matière organique, le CO2 se dissout dans les eaux interstitielles qui drainent les sols (en plus de se dissoudre dans l’eau de pluie au sein de l’atmosphère) pour former de l’acide carbonique susceptible d’attaquer et de dissoudre les roches du substratum, tant carbonatées que silicatées. Suite à ces réactions de dissolution, le gaz carbonique est piégé et entraîné par les rivières jusqu’à l’océan sous forme d’ions bicarbonates. Ce carbone dissout est alors stocké par la masse d’eau pour être à nouveau rendu à l’atmosphère (dégazage) et/ou stocké dans les sédiments marins par précipitation de carbonates, principalement de calcium et de magnésium, constitutifs des calcaires et dolomies. Il a été estimé que ce processus soutire chaque année approximativement 0,3 milliard de tonnes de CO2 à l’atmosphère, qui se retrouverait ainsi piégé par les océans pour plusieurs milliers d’années (cf. Beaulieu et al., 2012). Bien que ce flux soit de loin inférieur à la production de CO2 liée aux activités humaines (environ 8 milliards de tonnes par an), il apparaît non négligeable puisqu’il est du même ordre que le flux net d’échange entre atmosphère et biosphère continentale, estimé à 0,4 milliard de tonnes par an (dans des conditions équivalentes à celles de la période préindustrielle). Il a ainsi été préconisé de dorénavant intégrer ce processus d’altération chimique des continents et celui de la dynamique du puits de CO2 atmosphérique qui en découle dans les modèles de prévision de l’évolution future du climat de notre planète. Voir à ce sujet l’article sur notre site intitulé : « La dissolution des roches modifie les projections du climat pour le XXIe siècle« .
4 Voir sur notre site l’article relatant la renaissance d’une plante ayant été conservée durant plus de 30 000 ans dans le pergélisol de Sibérie orientale.
5 En géomorphologie, un thermokarst (ou cryokarst) désigne un modelé caractérisé par des dépressions et des affaissements de terrain dus à des tassements du sol consécutifs de la fonte de la glace du pergélisol. Cette fonte peut être d’origine climatique (dégel dû à un réchauffement) ou anthropique (suite à déforestation notamment). Ce phénomène pourra également provoquer l’effondrement et le recul rapide des berges des cours d’eau périglaciaires ou l’incision de ravines sur les versants, dans des sédiments rendus initialement cohérents par le gel, puis redevenus meubles lors de la fusion de la glace qu’ils contenaient. Dans le détail, la déstabilisation thermique de la glace du sol se produit fréquemment à la suite d’une augmentation de l’épaisseur de la zone active du pergélisol (zone dégelant en été), pouvant être due à une élévation de la température moyenne, à un changement dans le régime des précipitations ou à d’autres phénomènes hydrologiques/hydrogéologiques tels la circulation d’eau liquide en profondeur. Impliquant la présence préalable de pergélisol, les thermokarsts concernent ainsi plus spécifiquement d’importantes superficies du domaine arctique, notamment en Sibérie. Ces dépressions vont généralement se remplir d’eau pour constituer des lacs ou marais thermokarstiques pouvant être à l’origine d’émissions de gaz carbonique et de méthane susceptibles d’accentuer l’effet de serre.
6 Les bassins versants pris en compte comportent des lithologies variées, leur substratum étant constitué de roches cristallines de nature granitique, gneissique ou basaltique et/ou de roches sédimentaires carbonatées, gréseuses ou argileuses. Ils couvrent des régions depuis des zones pouvant être totalement dépourvues de pergélisol ou pouvant comporter du pergélisol de façon sporadique ou discontinue jusqu’à des zones où le pergélisol est présent en permanence et partout (pergélisol continu). Cinq régions types ont ainsi été définies : (1) partie européenne du Nord-Ouest de la Russie, sans pergélisol ; (2) Sibérie occidentale, recouverte de dépôts de tourbe et à pergélisol discontinu, suggérant un processus thermokarstique actif ; (3) plateau basaltique de Sibérie centrale (trapps de la limite Permien-Trias), à pergélisol présent en continu ; (4) bouclier Aldan de la région trans-Baïkal, à pergélisol présent de façon discontinue ; (5) péninsule du Kamtchatka, à pergélisol discontinu également. L’ensemble de ces cinq sites d’étude sont considérés comme étant relativement dénués de tout impact anthropique, hormis les retombées atmosphériques sur le long terme.
7 Les flux d’éléments majeurs et en traces mesurés et les taux d’altération qui en ont été déduits sont de sources diverses : issus d’échantillons d’eau de lacs et de rivières prélevés en fonction des saisons et analysés par les auteurs dans le cadre de cette étude ; issus d’échantillons historiques collectés et analysés par le Service Hydrologique de Russie (Russian Hydrological Survey) dans les années 1960 et 1970. Ces données ont permis des estimations pertinentes des flux moyens annuels en éléments dissous dans des bassins de dimensions variées et ont permis d’établir les mobilités relatives de ces éléments durant les phénomènes d’altération météorique, tout en mettant en évidence l’intervention de facteurs environnementaux susceptibles d’influencer les taux d’altération, ces facteurs pouvant eux-mêmes dépendre des saisons (e.g. eaux de fonte des neiges au printemps, précipitations estivales, basses eaux hivernales, etc.). A noter qu’en complément des eaux des rivières et des lacs d’origine glaciaire, ont été analysées les eaux de dépressions thermokarstiques sur un vaste territoire de Sibérie occidentale, selon un transect latitudinal d’environ 1000 km, depuis des zones à pergélisol sporadique ou discontinu jusqu’à des zones où ce dernier était présent en continu.
8 La zone hyporhéique représente la partie de sédiments saturés en eau située au dessous et sur les côtés d’un cours d’eau. Elle renferme ainsi une certaine quantité d’eau de surface mais il y a souvent mélange d’eau de surface et d’eau souterraine en provenance de la nappe alluviale sous-jacente (lorsque celle-ci est présente). Dans le domaine de l’hydrobiologie et celui de l’hydroécologie, les recherches actuelles s’orientent de plus en plus vers la compréhension des processus se déroulant à l’interface entre eau de surface et eau souterraine et elles s’intéressent plus spécifiquement au rôle de cet interface dans la décomposition de la matière organique circulant dans les cours d’eau.
9 Le périphyton est constitué d’un mélange complexe d’algues, de cyanobactéries, de micro-organismes hétérotrophes et de détritus. Il se fixe aux surfaces immergées (substrat, végétaux…) dans la plupart des écosystèmes aquatiques où il occupe une place importante dans la chaîne alimentaire vis-à-vis d’invertébrés, d’amphibiens et de certains poissons. Il est également susceptible d’absorber des polluants en les soustrayant à la colonne d’eau et pourra ainsi en limiter la diffusion dans l’environnement.
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