L’Islande : « point chaud » des tempêtes de poussière de notre planète, même en hiver
Nul n’a oublié l’éruption en 2010 du volcan sud-islandais Eyjafjöll. La formation le 14 avril de cette année-là d’un imposant panache volcanique qui, porté par les vents d’ouest dominants, a rapidement atteint le continent européen, le recouvrant largement pendant quelques jours, a eu un impact retentissant en paralysant notamment le trafic aérien mondial. Les éruptions de deux autres volcans sous-glaciaires islandais, le Grímsvötn en mai 2011 et le Bárðarbunga en mai 2014, n’ont pas eu de conséquences aussi désastreuses, bien qu’elles aient elles aussi généré des panaches de fumée et de cendres qui ont touché tout le pays, voire au-delà, avec des conséquences parfois sur le long terme [1] Lire à ce sujet l’article : “Pollution persistante aux particules fines, à grande échelle, due à une éruption volcanique”..
L’Islande, cette île grande comme l’Irlande située à seulement quelques kilomètres au sud du cercle polaire arctique, est de fait une “terre de feu” avec ses 130 volcans actifs et failles éruptives, tout autant qu’une “terre de glace” dont elle tire d’ailleurs son nom. Si les éruptions volcaniques affectent fortement, mais en général ponctuellement, la qualité de l’air, l’île est fréquemment confrontée à des épisodes de poussières atmosphériques [2] L’expression “épisodes de poussière” recouvre différentes situations synoptiques, depuis les conditions les plus calmes de poussière en suspension dans l’atmosphère – sans action du vent –, jusqu’aux tempêtes de poussières ou de sables les plus sévères, en passant par les tourbillons de poussière ou les tempêtes légères et modérées. Y sont inclus également les cas de resuspension de cendre volcanique et de brouillard de poussière – gouttelettes d’eau mêlées de poussière..
Au-delà du 60e parallèle, ces poussières atmosphériques [3] On entend par poussières atmosphériques des particules minérales, en suspension dans l’atmosphère ou retombantes, d’un diamètre inférieur à 100 microns. proviennent certes de régions lointaines, mais également des hautes latitudes elles-mêmes. Des estimations indiquent que ces zones sources de haute latitude, arctiques comme antarctiques, couvriraient plus de 500 000 km2 et contribueraient au minimum à 5 % du bilan global annuel de poussière atmosphérique de la planète – soit 80 à 100 Tg/an (1 téragramme équivalant à 109 kg) –, deux chiffres appelés à s’accroître sous l’action du réchauffement climatique. Dans la zone polaire et subpolaire boréale, les régions sources sont principalement l’Alaska, le Canada, le Groenland et l’Islande.
En Islande, les zones désertiques occupent plus de 44 000 km2 (plus de 40 % de la superficie du pays), si bien que le désert polaire islandais est le plus vaste d’Europe tout autant que de l’Arctique. Environ 40 % du territoire de l’île est classé comme zone sujette à une érosion sévère, voire extrêmement sévère, les “hot spots” ou ”points chauds” de poussière étant situés à proximité des glaciers ou des lits de rivière glaciaires. En effet, la majeure partie des particules atmosphériques formées en Islande provient non seulement de la cendre volcanique produite lors des éruptions, mais aussi de l’érosion éolienne d’anciens champs de lave, ainsi que des sédiments glaciaires et glacio-volcaniques, qui, charriés par l’eau de fonte des glaciers, remplissent les plaines fluvio-glaciaires d’épandage des alluvions, ou sandurs (littéralement sable en islandais), sources majeures de panaches de poussière.
Plus vaste désert de l’Arctique, l’Islande est en outre le principal contributeur de poussière parmi les zones sources de haute latitude. Certains des épisodes les plus extrêmes d’érosion éolienne enregistrés sur Terre y ont été observés. Plusieurs travaux d’observation sur 60 ans (période 1950-2009 ou 1949-2011) attestent par ailleurs que l’Islande connaît des épisodes de poussière toute l’année, avec une occurrence supérieure à 135 jours par an – 1 jour sur 3 –, une fréquence comparable à celle des principaux déserts de notre planète. Cette île est donc la source de poussière la plus active de l’Arctique, et ce, en raison de la conjugaison de plusieurs facteurs : des vents forts, fréquents, dans un environnement désertique ou de végétation basse de toundra (qui accentuent l’érosion et le transport éolien de la poussière en dépit de précipitations annuelles importantes et d’un manteau neigeux saisonnier), des éruptions volcaniques fréquentes (1 éruption tous les 3 à 4 ans en moyenne), et des éruptions sous-glaciaires encore plus fréquentes, qui provoquent des jökulhlaups, crues glaciaires brutales mobilisant d’énormes volumes de sédiments (parfois plus de 5 millions de tonnes), qui deviennent alors disponibles pour une mise en suspension dans l’atmosphère. Skaftárhlaup, par exemple, est le lieu d’un épisode de jökulhlaup qui s’est déclenché en septembre 2015 sous la calotte glaciaire Vatnajökull et qui a résulté en un apport massif de sédiments fréquemment mis en suspension dans l’atmosphère dans les mois qui ont suivi.
Très peu d’études ont été menées en Arctique sur la distribution verticale des aérosols atmosphériques. Les mesures effectuées jusqu’à présent n’ont été conduites qu’au printemps ou en été, se sont restreintes à la basse troposphère (2 ou 3 premiers kilomètres de l’atmosphère) et n’ont concerné que les particules fines de diamètre inférieur à 500 nanomètres. Or, si les épisodes de poussière peuvent survenir tout au long de l’année, la charge en poussière présente néanmoins une caractéristique saisonnière, très marquée à la fin de l’hiver et au printemps, et plus secondairement à l’automne. De plus, disposer de résultats sur toute la hauteur de la troposphère est crucial pour avoir un aperçu de la qualité de l’air et appréhender les propriétés physiques des aérosols, ce qui peut permettre de comprendre les mécanismes mis en jeu et leurs effets. Enfin, les particules grosses, voire géantes de diamètre supérieur à 30 microns, peuvent, elles aussi, être transportées sur de longues distances et avoir de ce fait des impacts lointains sur la cryosphère et donc le climat.
Des chercheurs islandais, en collaboration avec une équipe de scientifiques français du laboratoire LPC2E d’Orléans et du CNES, ont donc souhaité mesurer pendant la saison hivernale le profil de concentration en aérosols sur toute la hauteur de la troposphère, déterminer la nature et la distribution des dimensions des particules, et évaluer l’effet des précipitations pluvieuses ou neigeuses sur la charge en aérosols de l’atmosphère, l’objectif étant d’identifier les tempêtes de poussière islandaises et de se focaliser sur la compréhension des tempêtes hivernales en Arctique.
C’est un nouvel instrument de mesure, un compteur d’aérosols miniaturisé [4] LOAC – ou “Light Optical Aerosols Counter” – est un instrument financé par le programme d’investissements d’avenir “Labex VOLTAIRE” qui utilise un faisceau laser selon 2 angles de diffusion de la lumière, permettant de mesurer les concentrations de 19 classes de particules de tailles comprises entre 0,2 et 100 microns et d’estimer la typologie des aérosols., développé par le laboratoire français LPC2E et embarqué à bord de ballons météorologiques, qui a permis de réaliser les profils verticaux. Pour disposer d’une base de comparaison, des observations satellitaires, produites par le radar optique CALIOP (lidar à rétrodiffusion) équipant le satellite d’observation CALIPSO, ont complété les données. Cet appareillage est approprié à l’Arctique car, à la différence de nombreux instruments équipant les satellites, il est capable de détecter les aérosols dans des ciels sereins, sans nuages, c’est-à-dire en présence de surfaces glacées ou enneigées fortement réfléchissantes, ou bien sous de fines couches de nuages et même dans l’obscurité de la nuit polaire. En outre, il a l’avantage de fournir des profils verticaux de distribution d’aérosols à haute altitude.
Les lancements de ballons-sondes ont eu lieu au sud-ouest de l’Islande, lors de plusieurs hivers de la période 2013-2016, dans des conditions météorologiques parfois particulièrement rudes. Six vols de ballons seulement ont été couronnés de succès, les vents pouvant atteindre force 7 équivalant à des vitesses supérieures à 50 km/h, une vitesse limite pour les lâchers de ballons météorologiques. Les autres tentatives n’ont pas abouti en raison de la perte de la plupart des instruments lors de la phase de descente. Ces vols, d’une durée de 5 mn à plus d’une heure selon les jours, ont fourni des données depuis la surface du sol jusqu’à une altitude maximale allant de 11,2 à 32,6 km, bien au-delà parfois de la tropopause [5] Tropopause : couche mince marquant la transition entre la troposphère – zone de l’atmosphère proche du sol où la température décroît avec l’altitude – et la stratosphère – zone supérieure de l’atmosphère où la température croît avec l’altitude., apportant ainsi une exploration de toute la hauteur de la troposphère et de la basse stratosphère. Les lâchers de ballon ont eu lieu dans différentes conditions : l’un d’eux s’est déroulé dans un environnement dégagé de toute poussière, tandis que les cinq autres se sont déroulés lors d’épisodes de poussière provenant de diverses zones du désert islandais.
Quatre de ces expérimentations confirment la présence de poussière volcanique islandaise dans l’atmosphère, même en pleine période de gel hivernal ou pendant la saison des précipitations. Lors d’une journée de mesure, si les fréquentes averses de pluie et de neige mêlées font chuter la charge en particules dans l’atmosphère, de la poussière est néanmoins observée en présence de ces précipitations.
Globalement, les résultats des différents instruments de mesure utilisés dans cette étude sont cohérents. Ils indiquent que de la poussière peut être détectée à des altitudes élevées jusqu’à plusieurs kilomètres d’altitude, la dimension des particules détectées se réduisant avec l’altitude (jusqu’à 20 microns à proximité du sol, mais sous-micronique à plus de 6000 mètres d’altitude). La concentration en particules sous-microniques varie d’un vol de ballon à l’autre, mais est plus élevée lors d’épisodes de poussière. En l’absence de poussière, la concentration moyenne en aérosols est inférieure à 5 particules/cm3 dans la troposphère libre pour des particules de diamètre supérieur à 0,2 micron. Lors d’épisodes de poussière en revanche, cette concentration est multipliée par 8, voire même par 50 en cas de tempêtes de poussière. C’est ce qui a par exemple été observé le 10 janvier 2016, lors d’une tempête qui a mis en suspension des particules issues de la crue glaciaire brutale du Skaftárhlaup de septembre 2015, accroissant le nombre de particules à 2000 mètres d’altitude jusqu’à 250 particules/cm3, une valeur comparable à celles observées au Sahara. Mais à la différence du Sahara, il n’existe pas de couche de poussière bien délimitée à une altitude donnée en Islande. En outre, si les panaches de poussière saharienne se caractérisent par des particules de grande dimension ou d’au moins quelques microns, les tempêtes de poussière islandaise, en revanche, sont composées de fortes proportions de particules sous-microniques [6] Des mesures de dimensions de particules effectuées au cœur d’une tempête de poussière islandaise en 2017 s’accordaient plus avec ce qui est habituellement observé dans les zones urbaines polluées d’Europe ou d’Asie qu’avec des épisodes de pollution par des poussières d’origine naturelle..
Une autre différence entre Sahara et Islande tient à la nature des particules de poussière : le sable islandais est majoritairement constitué de particules volcaniques (verre volcanique) de couleur sombre, hautement poreuses et au pouvoir d’absorption optique élevé. Or les épisodes de poussière en Islande surviennent même en plein cœur de l’hiver, avec 90 % des zones sources recouvertes de neige comme dans les premiers jours de janvier, ce qui a d’importantes conséquences sur l’interaction de ces particules avec la cryosphère. Outre la formation inhabituelle de tempêtes de neige et de poussière agglomérées, les aérosols influencent également le forçage radiatif indirectement en “assombrissant” la neige ou la glace. Le dépôt de ces particules à la surface de la neige ou de la glace forme en effet des impuretés foncées qui en réduisent l’albédo. En accélérant la fonte des glaciers islandais et la disparition prématurée du manteau neigeux, le forçage radiatif indirect des poussières peut avoir un effet sur le climat d’amplification du réchauffement plus important que le forçage radiatif direct d’absorption du rayonnement solaire.
Lorsque l’on sait que les poussières, issues de sources localisées au-delà du 60e parallèle, peuvent atteindre l’altitude de 8 km en hiver, et que ces conditions (saison et altitude) sont propices au transport lointain, on comprend que la poussière en provenance de cette région source si active qu’est l’Islande peut atteindre le Svalbard et même la calotte de glace groenlandaise et exercer une influence conséquente sur le bilan des glaciers et par rétroaction sur le climat global.
Ces épisodes de poussière de haute latitude contribuent donc non seulement à la pollution de l’air en Arctique, en réduisant la visibilité et dégradant la qualité de l’air, et ce, y compris à haute altitude, mais ils impactent également le climat, d’une part en accentuant l’amplification polaire, et d’autre part en fournissant des aérosols qui serviront de noyaux de congélation dans la formation de nuages mixtes de basse altitude. Le rôle de la poussière dans l’assombrissement de la neige et la fonte des régions polaires a été reconnu comme un facteur climatique majeur dans le rapport 2019 du GIEC. Un rôle qui justifie, selon les auteurs, le besoin urgent de poursuivre les recherches sur ces sources de poussière de haute latitude, ainsi que sur leurs effets sur l’atmosphère et la cryosphère.
Notes de bas de page
↑1 | Lire à ce sujet l’article : “Pollution persistante aux particules fines, à grande échelle, due à une éruption volcanique”. |
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↑2 | L’expression “épisodes de poussière” recouvre différentes situations synoptiques, depuis les conditions les plus calmes de poussière en suspension dans l’atmosphère – sans action du vent –, jusqu’aux tempêtes de poussières ou de sables les plus sévères, en passant par les tourbillons de poussière ou les tempêtes légères et modérées. Y sont inclus également les cas de resuspension de cendre volcanique et de brouillard de poussière – gouttelettes d’eau mêlées de poussière. |
↑3 | On entend par poussières atmosphériques des particules minérales, en suspension dans l’atmosphère ou retombantes, d’un diamètre inférieur à 100 microns. |
↑4 | LOAC – ou “Light Optical Aerosols Counter” – est un instrument financé par le programme d’investissements d’avenir “Labex VOLTAIRE” qui utilise un faisceau laser selon 2 angles de diffusion de la lumière, permettant de mesurer les concentrations de 19 classes de particules de tailles comprises entre 0,2 et 100 microns et d’estimer la typologie des aérosols. |
↑5 | Tropopause : couche mince marquant la transition entre la troposphère – zone de l’atmosphère proche du sol où la température décroît avec l’altitude – et la stratosphère – zone supérieure de l’atmosphère où la température croît avec l’altitude. |
↑6 | Des mesures de dimensions de particules effectuées au cœur d’une tempête de poussière islandaise en 2017 s’accordaient plus avec ce qui est habituellement observé dans les zones urbaines polluées d’Europe ou d’Asie qu’avec des épisodes de pollution par des poussières d’origine naturelle. |