Le bœuf musqué, une espèce clé de la toundra du Haut Arctique
Les herbivores de l’Arctique font face à des conditions de basse température, à une saison de végétation courte et à une production primaire limitée par la quantité d’azote disponible, tous ces facteurs créant les écosystèmes les moins productifs du monde. Le court été dure de mi-juin jusque fin août ou début septembre. Durant l’hiver, la plupart des plantes ne sont pas disponibles pour les herbivores du fait de la chute des feuilles ou de l’épaisseur de la neige. Dans l’ensemble des écosystèmes de la planète, les herbivores consomment généralement de 1 à 10% de la production végétale, la consommation la plus faible se rencontrant dans les habitats peu productifs comme la toundra. L’impact sur les budgets en nutriments des plantes peut être accru quand les herbivores mangent les parties végétales les plus riches en ces éléments. Les herbivores jouent donc un rôle clé dans le renouvellement des éléments comme l’azote qui est souvent un facteur limitant de la croissance des plantes de l’Arctique.
Le bœuf musqué, Ovibos moschatus, est un des rares grands herbivores de la toundra et, à ce titre, est considéré comme une espèce clé. De par sa grande taille, son rumen et son intestin, il est capable de brouter de grandes quantités de fourrage, et il a été associé à des changements de la couverture végétale, de la biodiversité, à une augmentation de la densité des arbustes, et, récemment, à l’équilibre en carbone de l’écosystème. Cet animal est sélectif dans son alimentation et l’utilisation de son habitat. Pendant l’été, il broute principalement dans des marais humides de basse altitude et dans des prairies où son régime se compose surtout de feuilles et de tiges de graminées et de saules arctiques, alors qu’en hiver, celui-ci comprend essentiellement des graminées sénescentes et des rameaux de saules. Les zones à graminées sont les plus productives et les plus riches en azote.
Dans l’Arctique, les bœufs musqués se rencontrent généralement en faible densité (environ 1 animal /km²) mais, à certaines périodes comme à la fin de l’été, ils peuvent se regrouper dans des habitats spécifiques (souvent les marais à graminées), où la densité de la population peut dépasser 6 individus par km².
A la station de recherche du Zackenberg, au nord-est du Groenland, les bœufs musqués ont fait l’objet d’observations régulières dans le cadre du programme Biobasis [1]Programme Biobasis, depuis sa mise en place en 1996. Dans cette région, ces animaux sont les seuls grands herbivores et on y rencontre les plus fortes densités de populations de tout le Haut Arctique. De ce fait, les scientifiques s’attendaient à une forte pression de broutage dans les zones basses dominées par les graminées.
Des chercheurs danois ont voulu quantifier la consommation alimentaire des bœufs musqués au Zackenberg. L’estimation de la quantité de fourrage prélevé pendant l’été s’est faite à partir des comptages des populations effectués pendant 18 ans. Les chercheurs ont aussi quantifié le transfert spatial d’azote entre différents types de végétation.
Répartis en populations denses, les bœufs musqués consomment donc de grandes quantités de fourrage de graminées mais, en comparaison avec les plantes disponibles, la fraction de biomasse prélevée pendant la période de croissance végétale est négligeable. Dans les zones les plus intensivement broutées, à dominance de graminées, moins de 1% du fourrage a été consommé chaque année, pendant cette période. La biomasse prélevée au Zackenberg est ainsi équivalente à la consommation des invertébrés herbivores.
Le prélèvement de biomasse dans les zones enneigées où se trouvent les saules est encore moins important que dans les zones à graminées. Il y atteint moins de 0,05% de la biomasse disponible.
Ces faibles pourcentages de prélèvements par les bœufs musqués s’expliquent par la grande quantité de biomasse produite par les prairies comme par les saules pendant le maximum de croissance végétale. Ces taux laissent supposer que le broutage pendant l’été n’est pas, en soi, un facteur limitant pour leurs populations dans ces régions de l’Arctique puisque les plantes fourragères semblent disponibles en quantités largement suffisantes chaque année pour leur permettre de reconstituer leurs réserves de graisse pendant l’été. Ce fait est d’ailleurs confirmé par l’absence de corrélation entre l’abondance des bœufs musqués et la disponibilité de la biomasse végétale, en été, observée dans des études antérieures.
Ces mêmes études ont montré que les facteurs les plus déterminants de la présence de ces animaux sont la couverture neigeuse et sa persistance.
En dépit de ce faible impact quantitatif sur la biomasse végétale, les bœufs musqués peuvent avoir des effets qualitatifs importants sur la structure et la fonction de l’écosystème. En effet, des études ont montré, par exemple, que le broutage de ces herbivores augmente la biodiversité des arbustes nains. De plus, il est avéré que si les grands herbivores consomment de grandes quantités de tissus riches en azote, comme les jeunes pousses, ils restituent au sol de l’azote facilement disponible via leurs fèces et leur urine. Dans des écosystèmes sévèrement limités en nutriments comme ceux de l’Arctique, les déjections des bœufs musqués peuvent ainsi augmenter l’absorption d’azote par les plantes, réduire leur rapport carbone/azote, favoriser leur croissance, mais aussi stimuler les bactéries du sol et leur activité de décomposition.
De plus, un phénomène important a été observé : les grands herbivores sont capables de transférer de grandes quantités de nutriments d’un lieu à un autre car ils laissent peu de déjections sur les lieux où ils mangent le plus. De fait, les fèces des bœufs musqués sont trouvées en majorité dans les aires enneigées où poussent les saules arctiques alors que le plus gros du fourragement se produit dans les zones à graminées. Cela a une grande importance dans l’écosystème arctique.
L’étude quantitative de ce déplacement de l’azote entre différents types de végétation révèle un export net d’environ 160 kg d’azote par an, en période de forte croissance végétale, ce qui correspond à une perte de 8 mg/m² chaque année dans les zones de graminées. 110 kg net d’azote sont transférés dans les zones des saules et l’apport net par m² y atteint 16 mg par an.
Les sols des marais et des prairies à dominante de graminées contiennent le réservoir d’azote le plus important de l’Arctique. Des estimations du stock total d’azote minéral dissous dans les zones des prairies humides donnent environ 55 mg/m² au niveau de la couche la plus superficielle du sol. On constate donc que la perte totale d’azote due aux bœufs musqués, dans les zones à graminées, est faible comparée au réservoir d’azote minéral disponible dans ces communautés végétales riches en nutriments.
Cependant, les aires arbustives sont parmi les types de végétation arctique ayant les réserves d‘azote disponible les plus basses de l’Arctique (environ 15 mg /m²). Par conséquent, l’apport d’azote aux zones de saules par les bœufs musqués est susceptible d’avoir un impact positif, puisque les communautés microbiennes de ces zones ainsi que les saules reçoivent par l’intermédiaire de ces herbivores une quantité d’azote (16 mg/m²/an) facilement disponible équivalente à la réserve d’azote minéral dissous. De plus, le dépôt des déjections se poursuit en automne même si les nutriments peuvent être redistribués plus loin par les eaux de fonte, au printemps suivant.
L’étude montre que, malgré une densité de population assez forte au Zackenberg, les bœufs musqués consomment pendant l’été une fraction de fourrage très faible et presque négligeable comparée à la biomasse disponible. Parallèlement, le déplacement de l’azote qu’ils opèrent a un impact significatif sur les communautés végétales de la toundra. Ces deux observations soulignent le rôle central du bœuf musqué dans l’écosystème de la toundra.
Voir aussi sur notre site les articles :
La végétation arbustive du Groenland au cours des âges : et demain?
Notes de bas de page
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