Arctique : le dégel du pergélisol libère d’impressionnants volumes de gaz à effet de serre
Dans les forêts d’épicéa noir qui bordent la rivière Tanana en plein centre de l’Alaska, les scientifiques Miriam Jones et Merritt Turetsky assistent depuis des années à un triste spectacle au ralenti : les arbres s’affaissent, s’inclinent puis se couchent sur un sol devenu peu à peu marécageux. Avec le temps, la terre qui les soutenait s’est affaiblie et gorgée d’eau. Ce sol autrefois impénétrable, consolidé par la glace, a fini par se réchauffer, s’enfoncer et se remplir de pluie et de neige fondue.
Les scientifiques ont conscience depuis des années que l’augmentation des températures aux latitudes nord entraîne la libération de gaz à effets de serre à mesure que fond le pergélisol, ce qui contribue à l’accélération du changement climatique mondial.
Cependant, en s’appuyant sur leur analyse des « forêts ivres » de l’Alaska, Turetsky, Jones et une équipe d’experts ont annoncé cette semaine que le réchauffement de petites parcelles de sol gelé renfermant d’importantes veines de glace allait libérer bien plus de gaz qu’initialement prévu.
Ce phénomène baptisé « dégel brutal » ne concernera probablement que 5~% du pergélisol de l’Arctique, mais ces 5~% seront probablement suffisants pour doubler la contribution totale du pergélisol au réchauffement de la planète. Cette estimation qui se veut raisonnable a été présentée par une équipe de chercheurs sous la direction de Turetsky dans une étude parue le 3 février 2020 dans la revue Nature Geoscience.
« Ce n’est qu’un petit changement, mais il peut avoir de graves conséquences », déclare Turetsky, directrice de l’Institute for Arctic and Alpine Research de l’université du Colorado.
Selon les scientifiques, ce n’est pas vraiment ce dégel brutal qui devrait nous alarmer. Le pergélisol générera toujours moins d’émissions que notre propre consommation de charbon, de pétrole ou de gaz naturel. Comme nous l’explique David Lawrence du National Center for Atmospheric Research de Boulder, dans le Colorado, avant cette étude l’amplification du réchauffement climatique d’origine humaine par la fonte du pergélisol avait été estimée à environ 10~%.
Multiplié par deux, ce chiffre prend de l’importance car le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’a pas pris en compte le pergélisol dans son estimation de la date à laquelle nous devrons arrêter de consommer des énergies fossiles si nous souhaitons éviter les conséquences les plus graves du réchauffement climatique.
En d’autres termes, si notre objectif est de limiter le réchauffement à 1,5~°C ou 2~°C, nous devrons effectuer la transition vers des énergies renouvelables plus rapidement que prévu.
Congélateur pour carbone
Même si les résultats de Turetsky n’ont pas été publiés avant le début du mois, ses années de recherches et celles de plusieurs de ses coauteurs avaient alimenté un article paru dans l’édition de septembre 2019 du magazine National Geographic.
Dans cet article, on apprend que les scientifiques savent depuis fort longtemps que le pergélisol contient près de deux fois plus de carbone que l’atmosphère, principalement en raison de la présence de restes décomposés d’anciennes plantes ou d’anciens animaux. Personne ne s’attend à ce que l’intégralité ou même la majorité de ce sol finisse par dégeler. De plus, la fraction de sol effectivement touchée mettra plusieurs décennies à dégeler, ce qui entraînera une libération progressive du gaz, majoritairement du dioxyde de carbone. Là encore, une partie de ce CO2 sera absorbée par les plantes à mesure que l’augmentation des températures amplifiera le verdissement de la végétation arctique.
Cependant, sur les 23 millions de kilomètres carrés de pergélisol que compte l’Arctique, une petite partie est truffée de glace solide. Lorsque ce pergélisol dégèle, la glace fond, ce qui altère grandement le paysage. Le sol s’affaisse pour combler le vide laissé par la glace et laisse apparaître des renfoncements qui se transforment ensuite en étangs et parfois même en lacs. Cette humidité grandissante ne fait qu’accélérer encore plus le dégel.
Par ailleurs, le réchauffement du sol expose les tourbières riches en carbone qui étaient prises au piège de ce gigantesque congélateur depuis des milliers d’années. Ce phénomène peut provoquer des glissements de terrain et faire apparaître les sols anciens. De plus, dans de nombreuses régions de l’Arctique, ces changements s’opèrent bien plus rapidement que les estimations. Sur une île nordique canadienne, l’affaissement des sols a déjà été multiplié par 60 entre 1984 et 2013…