Climat : à quoi sert le Conseil de l’Arctique ?
Fin janvier à Tromsø, la grande ville la plus septentrionale du monde, à cheval sur une île et la côte norvégienne reliées par un pont et un tunnel. Après plus d’un mois et demi de nuit polaire, le soleil a fait depuis quelques jours son grand retour sur ce coin très couru du cercle arctique, point de départ des expéditions polaires et paradis des chasseurs d’aurores boréales. Encore pâle et lointain, l’astre se lève vers 10 heures pour se coucher quatre heures plus tard derrière les sommets enneigés de ce qui ressemble à une station de ski chic posée au bord de l’océan. À grandes enjambées, la nuit recule chaque jour davantage – elle s’éclipsera entièrement mi-mai. Mais en ce matin de fin d’hiver comme les Norvégiens appellent cette période – même si le thermomètre affiche -10~°C – la nuit règne encore. Une foule aux bonnets multicolores se dirige tranquillement, en évitant de glisser sur les chaussées glacées, vers un grand hôtel sur le port, pour l’un des plus importants rendez-vous des fondus du froid, l’Arctic Frontiers.
Venant des pays arctiques (Russie, Etats-Unis, Canada, Norvège, Danemark via le Groenland, Finlande, Suède et Islande) mais également d’Ecosse, d’Italie, de Chine ou du Japon (très peu de France), des centaines de responsables politiques, chefs d’entreprises, universitaires, étudiants, représentants d’ONG et de peuples autochtones migrent chaque année à la même époque tels des caribous vers ce bout du monde, pour parler réchauffement climatique, coopération, recherche, développement durable et environnement, dans une ambiance paisible et décontractée, très scandinave.
Une fois les badges distribués et les cafés avalés, la première table ronde commence néanmoins avec les sujets qui fâchent. Si l’Hexagone bourdonne des accusations d’absentéisme vis-à-vis de Ségolène Royal comme ex-ambassadrice des Pôles, Ine Eriksen Soreide, la ministre des Affaires étrangères norvégienne, s’offusque, elle, d’une déclaration faite en août dernier par Florence Parly, la ministre des Armées, proclamant que « l’Arctique n’appartient à personne ». Plus de 4 millions de personnes vivent et travaillent dans cette région qui n’a rien d’une périphérie non réglementée, rappelle-t-elle sèchement.
« L’Arctique n’est plus un domaine réservé »
Il n’y a aucun représentant français pour argumenter. Les escarmouches ne s’arrêtent cependant pas là. Ville Skinari, le ministre du Commerce extérieur et du développement finlandais, appelle, lui, à faire évoluer la gouvernance de la région. « Face à l’importance croissante de l’Arctique dans le monde, nous ne pouvons plus vivre dans des silos, nous devons davantage travailler avec l’Union européenne », déclare-t-il en annonçant que la Commission planche sur « une nouvelle stratégie arctique », quatre ans seulement après la première… Enfonçant le clou, Bobo Lo, un chercheur australien qui travaille notamment avec le think tank français Ifri, va plus loin : « L’Arctique n’est plus un domaine réservé. L’ère de la sécurité confortable est révolue. Nous devons construire un nouvel ordre. Les organisations régionales comme le Conseil de l’Arctique doivent être complétées par un nouveau traité comme en Antarctique, avec un volet sur la sécurité, que cela vous plaise ou non. Continuer dans le cadre existant n’est pas tenable. Ne rien faire serait se diriger comme un somnambule vers le conflit ». Frissons dans la grande salle.
Si tout le monde s’accorde sur le fait qu’avec le réchauffement climatique « l’Arctique est devenu un problème mondial » et que « ce qui se passe en Arctique ne reste pas en Arctique », les avis divergent sur la manière de l’appréhender. Aujourd’hui, comme le résume avec humour Mike Sfraga, directeur du Woodrow Wilson Center’s Polar Institute, « la Chine joue au go en pariant sur le long terme, la Russie à Survivor car son avenir économique réside en Arctique, et les Etats-Unis à Twister en prenant pied partout où ils le peuvent ». « Nous sommes conscients de l’attention croissante que suscite l’Arctique et des questions stratégiques et militaires qui peuvent se poser. Mais il n’y a aucune raison d’abandonner des structures de coopération qui font leur preuve », rétorque, visiblement agacée, Ine Eriksen Soreide. Même le ministre finlandais trouve que l’expert australien va trop loin : « Nous devons davantage dialoguer avec le reste du monde mais nous n’avons pas besoin d’un nouveau traité », affirme-t-il.
À quelques nuances près, les pays arctiques s’estiment clairement les plus légitimes pour gérer leur territoire. « S’il y a si peu de litiges aujourd’hui dans l’océan Arctique, c’est pour une raison simple », souligne l’ambassadeur islandais Einar Gunnarsson, président du comité des haut fonctionnaires du Conseil de l’Arctique, présent à Tromsø. « Dans la zone économique exclusive (ZEE) de chaque pays , il s’agit de questions internes ; et au-delà, c’est un espace largement inaccessible, sous la responsabilité de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ».
«Ni un eldorado ni un far west »
Pour l’heure, c’est la réalité. Plus de 90% des ressources de l’océan Arctique appartiennent aux cinq pays côtiers depuis qu’ils ont étendu leur ZEE à 350 miles. Ce qui fait dire à Mikaa Mered, chercheur à l’Ileri et auteur d’un livre récent « Les Mondes polaires », que « l’Arctique n’est ni un eldorado ni un far west » ainsi qu’on le présente volontiers, du moins pour les pays non arctiques. Même si persistent quelques tensions autour d’îles comme celles de l’archipel du Svalbard et de Jans, « caillou » de 1,3 km2 entre l’île canadienne d’Ellesmere et le Groenland… « Plus inquiétante à terme est la question de la souveraineté du pôle Nord lui-même », estime Marc Lanteigne, professeur de sciences politiques à l’Université arctique de Norvège. « Depuis des années, le Canada, le Danemark (via le Groenland) et la Russie revendiquent la dorsale de Lomonosov au motif qu’elle ferait partie de leur plaque continentale respective ». Un jour prochain les Nations unies devront bien trancher…