La route maritime du Nord, ouverte de plus en plus tôt, aiguise tous les appétits
En ce mois de juin, le thermomètre a une nouvelle fois battu des records en Russie. La Sibérie a enregistré des températures de 38°C au nord du cercle polaire, dans la petite ville de Verkhoïansk. Pour la première fois, la route maritime du Nord (RMN), qui relie le port de Mourmansk au détroit de Béring par les côtes sibériennes, a pu ouvrir à la navigation avec deux mois d’avance. Depuis le 15 mai, il est désormais possible aux navires commerciaux d’emprunter cette route sans crainte d’être pris par les glaces. Une bonne nouvelle ? Pas si sûr.
La banquise ne fait plus bloc contre le passage du Nord-Est
Pour les Russes, la fonte de la banquise ouvre des possibilités inespérées. Le 18 mai, le Christophe-de-Margerie, battant pavillon chypriote, quittait les eaux du port de Sabetta, en Sibérie, les citernes gonflées de gaz naturel liquéfié (GNL). Le navire a pris la mer en direction de Yangkou, en Chine, à plus de 15.000 kilomètres de là, cap vers la mer de Béring. Avec ses trois propulseurs et sa coque renforcée faite pour briser la glace, le méthanier est l’un des rares navires commerciaux à pouvoir naviguer dans les eaux sibériennes en cette saison. Son arrivée, prévue au mois d’août, aura été la première traversée d’ouest en est de l’année.
Comme lui, une vingtaine de navires empruntent chaque année le passage du Nord-Est entre juillet et décembre. Les Russes souhaiteraient ouvrir cette route au commerce toute l’année d’ici à 2035. Dans quatre ans, le ministère russe des Transports espère faire monter à 80 millions de tonnes le nombre de marchandises sur la RMN, contre 10,05 millions à l’heure actuelle. La route du Nord – ou Sevmorput’ en russe – permet, en effet, de raccourcir de quinze jours le trajet vers l’Asie. Elle présente un intérêt stratégique pour éviter le détroit de Gibraltar, au sud, et rejoindre le Pacifique en moins de trois semaines.
Jusqu’à présent, la banquise a toujours été le principal obstacle au développement de la région. D’ailleurs, bien des scientifiques russes s’y sont cassé les dents. Sans jamais renoncer, toutefois, aux scénarios les plus fous en la matière. En 1962, le très sérieux climatologue soviétique Mikhaïl Boudko proposait ainsi de répandre les déchets de l’industrie du caoutchouc sur la banquise afin d’accélérer la fonte des glaces et mieux faire absorber les rayons du soleil…
Le pré carré des brise-glaces russes
À l’heure actuelle, les brise-glaces russes sont les seuls à pouvoir franchir les eaux de Sibérie en période hivernale. Les compagnies Rosatomflot et Sovcomflot possèdent à elles seules une quarantaine de brise-glaces, dont une dizaine à propulsion nucléaire. Des monstres capables d’éventrer la banquise sur plus de 30 mètres de long et d’y créer un passage pour d’autres navires, comme des tankers, ou des méthaniers. « À l’heure actuelle, la Russie possède deux fois plus de brise-glaces que tous les pays du monde réunis », souligne le chercheur Mikaa Mered, auteur des Mondes Polaires. « Or plus ces eaux se réchauffent, plus les autres pays peuvent s’immiscer dans la région ». « Avec des anomalies de température de plus de 7 degrés relevées en Arctique, la route du Nord pourrait rester ouverte pendant huit mois de l’année, ce qui est sans précédent ».
Les autorités russes semblent avoir moyennement apprécié, par exemple, qu’un « navire de soutien de la marine française ait passé la mer du Nord sans avertissement », relève le quotidien russe Izvestia. En septembre 2018, un bâtiment de soutien de la marine nationale, le BSAH (bâtiment de soutien et d’assistance hauturier) Rhône, a réussi à traverser la route sans l’assistance des Russes, et par ses propres moyens, sous les ordres du capitaine Philippe Guéna. « Dès le départ, notre objectif était bien de franchir le passage du Nord-Est », insiste-t-il. « Mais il faut savoir que les autorités russes avaient été informées de notre intention ».
« Lors de notre traversée, nous avons rencontré des unités russes et leur réaction a été professionnelle, conforme à celle que nous pouvons avoir nous-mêmes avec les navires russes qui naviguent au large de nos propres côtes », poursuit le commandant Guéna. « Le véritable danger était la collision avec un growler, ou bourguignon, car ces blocs de glace sont très difficiles à repérer ». Le soleil ne se couchant presque jamais en septembre, l’équipage observe la mer depuis les passerelles, pour y trouver la trace de cette glace dure issue de la dislocation des glaciers.
Depuis cette aventure, les Russes imposent à tous les navires de déclarer leur passage quarante-cinq jours à l’avance, ainsi que l’identité des personnes à bord et la raison de leur déplacement. Sans oublier d’embarquer un expert en glace russe au long de la traversée. Simples mesures de sécurité, répond Moscou, à qui invoquerait la convention de Montego Bay et la liberté de navigation. L’administration russe aurait délivré près de 800 autorisations. À des pavillons russes, pour l’essentiel. La Russie considère la route maritime du nord comme faisant partie de ces eaux territoriales, car elle est située à moins de 200 miles (370 kilomètres) de ses côtes.
Une route qui aiguise les appétits
« On sent qu’il y a un appétit pour utiliser cette route du Nord », remarque Frédéric Hannon, architecte naval chez Total, qui a participé à la conception du Christophe-de-Margerie. Le méthanier fait partie d’une flotte de quinze bateaux, livrés à l’industriel russe Novatek, et conçus pour parcourir la route du Nord à la belle saison. « Avant cette commande, se félicite l’ingénieur, on n’avait encore jamais imaginé fabriquer des navires commerciaux pour naviguer sur de fines couches de glace ».
Comme d’autres groupes étrangers, Total s’est déjà associé à trois projets dans la péninsule de Yamal, et celle toute proche de Gydan. La compagnie souhaite tirer profit des ressources en gaz naturel de la région. Les Français ne sont pas les seuls à convoiter le passage du Nord-Est. Les Chinois ont déjà fait connaître leur intention de tracer au nord une « Nouvelle route de la Soie polaire ». Ainsi, l’Asie pourrait devenir la principale destination du gaz russe dès les prochaines années. Un marché dans lequel la Russie reste bien en arrière par rapport à ses concurrents australiens, égyptiens et qataris.
Mais un autre obstacle se dresse sur la route du Nord. Naturel, celui-là. C’est le coût écologique que pourrait représenter l’ouverture du trafic dans cette région. La navigation en Arctique pourrait accélérer le réchauffement de la Sibérie. Avec des conséquences inattendues, telles que la fonte du permafrost, cette terre gelée sur laquelle de nombreuses villes ont été construites pendant l’ère soviétique. Environ 20% des infrastructures et 50% des habitations de ces zones seront menacées d’ici à 2050, prévient le géographe Dmitriy Streleskiy dans une publication…
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