Recherches Arctiques

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ISSN : 2755-3755

Le renard polaire serait-il originaire du Tibet ?

Publié le 31.10.2014
La découverte dans l'Himalaya du Tibet d'un renard fossile datant du Pliocène inférieur suggère qu'il pourrait être l'ancêtre de notre renard polaire moderne. La région, dont l'étendue et les conditions climatiques lui confèrent la dénomination de "troisième pôle", aurait permis à certaines espèces de s'acclimater au froid et de surmonter ensuite les conditions rigoureuses qui gagnèrent d'autres régions lors des glaciations du Plio-Quaternaire, pour éventuellement, à l'instar de notre renard, finir par migrer jusqu'en Arctique.

Etant effectivement qualifié de « troisième pôle » lorsqu’il est fait allusion à la vaste superficie de ce territoire gelé situé en altitude, le plateau du Tibet offre d’autres similitudes avec l’Arctique si l’on considère certains mammifères qui y vivent encore actuellement et présentent de ce fait des adaptations très remarquables aux basses températures. Il s’agit notamment du yak tibétain, bovidé répandu dans tout l’Himalaya dont la forme sauvage (Bos grunniens mutus) ne se rencontre plus qu’au Tibet, capable d’affronter des températures pouvant descendre jusqu’à – 40 °C grâce à son pelage très épais, à l’image d’autres espèces vivant en Arctique, en l’occurrence le boeuf musqué (Ovibos moschatus), capriné bien armé lui aussi pour survivre dans des conditions pour le moins hostiles. Dès lors, il a été envisagé que le Tibet aurait pu être le berceau évolutif d’espèces qui se seraient adaptées au froid avant qu’elles ne conquièrent d’autres contrées inhospitalières durant les périodes glaciaires de la fin du Cénozoïque. Ce pourrait être en particulier le cas du rhinocéros laineux tibétain (Coelodonta thibetana), ayant vécu au Pliocène moyen, ainsi que d’une forme voisine du léopard des neiges actuel (Panthera uncia), étroitement apparentée au tigre et dont la divergence d’avec ce dernier daterait du Pléistocène inférieur.

Renard polaire blotti dans la neige (avec laquelle il se confond) à l'abri d'un rocher en Alaska

Renard polaire blotti dans la neige (avec laquelle il se confond) à l’abri d’un rocher en Alaska
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Keith Morehouse
Domaine public

Une telle hypothèse semble devoir s’appliquer au renard polaire (Vulpes lagopus) si l’on tient compte des récents travaux d’une équipe de chercheurs sino-américaine (Wang et al., 2014) ayant découvert les restes fossilisés d’un renard tibétain datant du Pliocène inférieur, qui manifestement ressemblerait fort au renard polaire actuel[1] Présent dans tout l’Arctique, y compris en Islande et dans l’archipel du Svalbard, le renard polaire vit dans la toundra mais également sur la banquise, occupant ainsi le même territoire que l’ours polaire, en étant lui aussi susceptible de résister à des températures fortement négatives. Il est le seul mammifère de petite taille à occuper exclusivement les régions arctiques, étant parfaitement adapté à ce milieu hostile et ayant de fait colonisé l’intérieur du cercle polaire au Canada, en Alaska, au Groenland, en Russie (Sibérie) et dans le Nord de la Scandinavie. Au vu des ossements fossilisés découverts par les paléontologues, il apparaît qu’il ait pu côtoyer le renard roux durant plusieurs millénaires jusqu’en France et en Belgique à l’issue de la dernière glaciation. Il se nourrit principalement de rongeurs (lemmings et lièvres arctiques) et au besoin adopte un comportement de charognard vis-à-vis de carcasses de phoques et de rennes abandonnées par les ours et les loups. Actif toute l’année, il organise sa vie autour d’un ou plusieurs terriers reliés par des galeries creusées dans le pergélisol. Sa fourrure change de couleur avec les saisons de façon à ce qu’il puisse se fondre au mieux dans l’environnement. Grâce à l’épaisseur de cette dernière, le froid ne le fait pas reculer devant les glaces et il est nécessaire que le vent soit plutôt violent pour qu’il souffre réellement des conditions météorologiques dans la mesure où il peut résister à des températures atteignant – 70 °C ou plus basses encore. Les populations sont plus ou moins denses selon l’abondance des ressources alimentaires et la mortalité est surtout fonction du manque de nourriture durant les hivers particulièrement rudes. Son degré de sociabilité dépend directement des ressources disponibles, qui sont souvent limitées, de sorte qu’un même renard pourra à lui seul exploiter un domaine vital de plusieurs milliers d’hectares et parcourir ainsi de très longues distances à la recherche de proies. Inversement, lorsque les conditions sont plus favorables, plusieurs couples pourront s’installer à proximité les uns des autres jusqu’à former des colonies.. Ces fossiles, en l’occurrence une mâchoire et quelques dents isolées, furent exhumés au niveau des bassins de Zanda et de Kulun Pass, dans la partie ouest du plateau du Tibet, et seraient d’un âge compris entre 3,6 et 5,1 millions d’années. Ils sont donc nettement plus anciens comparés à d’autres restes attribués au renard arctique, mis au jour tant en Eurasie (notamment en Sibérie) qu’en Amérique du Nord et qui semblent ne pas aller au-delà du Pléistocène supérieur. Cette nouvelle espèce de renard, dénommée Vulpes qiuzhudingi, possède une dentition spécialisée d’hypercarnivore[2] Un hypercarnivore est un animal dont le régime alimentaire est composé presque exclusivement de viande (à plus de 70 %) provenant d’autres vertébrés, ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’il soit un superprédateur, n’étant pas nécessairement situé au sommet d’une chaîne alimentaire (cas de notre renard polaire qui peut lui-même être victime du loup arctique notamment). montrant de fortes similitudes avec celle du renard polaire moderne, bien plus qu’avec celles d’autres renards actuels, en premier lieu le renard commun ou renard roux (Vulpes vulpes), dont la dentition n’est pas celle d’un hypercarnivore dans la mesure où il se nourrit également de végétaux. Les dents de Vulpes qiuzhudingi et notamment l’aspect tranchant de ses molaires révèlent un régime exclusivement carné ou presque, à l’instar d’autres prédateurs polaires tels que l’ours blanc ou le loup arctique.

Crâne de renard arctique actuel

Crâne de renard arctique actuel
On remarquera les molaires acérées, particulièrement tranchantes, caractéristiques d’un hypercarnivore
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Klaus Rassinger & Gerhard Cammerer
Certains droits réservés : Licence Creative Commons

C’est la ressemblance frappante entre la mâchoire en question et plus encore sa dentition et celles du renard polaire actuel qui poussa les auteurs à faire un parallèle avec l’espèce moderne, au point qu’ils considèrent que le Tibet pourrait avoir été une zone d’acclimatation vis-à-vis de conditions particulièrement rigoureuses, ayant permis à nombre d’espèces de développer des aptitudes à survivre en milieu extrême et d’essaimer ensuite dans d’autres régions froides, à la faveur des glaciations ultérieures. A l’appui de cette hypothèse (notion de « Out of Tibet »), ils font mention d’un ensemble d’autres mammifères, tout autant adaptés au froid et ayant été retrouvés dans les mêmes sites fossilifères, dont le rhinocéros laineux et le léopard des neiges déjà cités, susceptibles de préfigurer bon nombre de représentants des mégafaunes qui se succéderont par la suite au cours du Pléistocène.

Ainsi et contrairement à l’ours blanc dont on peut supposer que les premiers représentants sont issus d’une population d’ours bruns isolée dans des régions septentrionales dont les individus se seraient progressivement adaptés aux conditions polaires, ce que d’ailleurs semble confirmer le fait que les deux espèces soient aujourd’hui encore interfécondes[3] Quand bien même il convient sans doute de l’interpréter comme résultant d’hybridations périodiques lors d’épisodes de réchauffement ayant permis aux deux espèces de régulièrement se rencontrer plutôt que d’envisager l’existence d’un ancêtre commun proche ; voir à ce sujet sur notre site le dossier « Du nouveau sur la phylogénie de l’ours polaire » et l’article « L’origine de l’ours polaire à nouveau remise en question ! » , le renard arctique présente des caractéristiques différant notablement de celles du renard roux qui ne saurait donc être son ascendant en réponse à des adaptations accompagnant sa migration vers le Nord. Certaines études tendent à démontrer que les deux espèces ne sont pas en totale compétition lorsqu’elles cohabitent dans des zones telles que la toundra de la partie nord du Yukon, au Canada. Cette coexistence serait probablement ancienne, de sorte qu’il paraît raisonnable de supposer que le renard roux fasse davantage partie intégrante de l’écosystème local plutôt qu’il ne constitue une espèce invasive dont la présence serait due au réchauffement climatique que nous connaissons aujourd’hui[4] Voir sur notre site l’article « Renard polaire et renard roux au Yukon : exclusion compétitive ou coexistence pacifique ? » .

Renard polaire sous son pelage d'été au Svalbard

Renard polaire sous son pelage d’été au Svalbard
Source : Wikimedia Commons
Crédit photo : Michael Haferkamp
Certains droits réservés : GNU Free Documentation License

Le renard polaire (du moins l’un de ses ancêtres) serait ainsi susceptible d’avoir migré depuis le Tibet à la faveur des cycles glaciaires du Plio-Quaternaire pour finir par atteindre l’Arctique, probablement dès le Pléistocène supérieur si l’on en juge par l’âge des fossiles retrouvés en Sibérie et en Amérique du Nord notamment, voire antérieurement lors de précédents interglaciaires. Le fait que les aires de répartition du renard arctique actuel (en l’occurrence en Russie) puissent être situées à moins de 2 000 kilomètres du Tibet constitue un argument supplémentaire en faveur de cette plausible connexion entre espèce ancestrale née en altitude et son homologue polaire moderne.

Alternativement, on ne peut exclure que l’on soit en présence d’un exemple de convergence évolutive que théoriquement seule la paléogénétique serait en mesure de confirmer ou d’infirmer, ce que d’ailleurs faisait remarquer un autre chercheur (L. Werdelin, in J. Qiu, 2014), en ce sens qu’il est tout aussi plausible que des espèces aient pu évoluer indépendamment, dans des zones séparées et pas forcément à la même époque, en développant les mêmes particularités (dans le cas présent une dentition d’hypercarnivore caractéristique de prédateurs vivant en milieu extrême), si elles l’ont fait dans des conditions climatiques similaires… Il est cependant ici probablement hasardeux de vouloir tenter d’isoler de l’ADN suffisamment bien conservé dans des ossements aussi anciens.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Présent dans tout l’Arctique, y compris en Islande et dans l’archipel du Svalbard, le renard polaire vit dans la toundra mais également sur la banquise, occupant ainsi le même territoire que l’ours polaire, en étant lui aussi susceptible de résister à des températures fortement négatives. Il est le seul mammifère de petite taille à occuper exclusivement les régions arctiques, étant parfaitement adapté à ce milieu hostile et ayant de fait colonisé l’intérieur du cercle polaire au Canada, en Alaska, au Groenland, en Russie (Sibérie) et dans le Nord de la Scandinavie. Au vu des ossements fossilisés découverts par les paléontologues, il apparaît qu’il ait pu côtoyer le renard roux durant plusieurs millénaires jusqu’en France et en Belgique à l’issue de la dernière glaciation. Il se nourrit principalement de rongeurs (lemmings et lièvres arctiques) et au besoin adopte un comportement de charognard vis-à-vis de carcasses de phoques et de rennes abandonnées par les ours et les loups. Actif toute l’année, il organise sa vie autour d’un ou plusieurs terriers reliés par des galeries creusées dans le pergélisol. Sa fourrure change de couleur avec les saisons de façon à ce qu’il puisse se fondre au mieux dans l’environnement. Grâce à l’épaisseur de cette dernière, le froid ne le fait pas reculer devant les glaces et il est nécessaire que le vent soit plutôt violent pour qu’il souffre réellement des conditions météorologiques dans la mesure où il peut résister à des températures atteignant – 70 °C ou plus basses encore. Les populations sont plus ou moins denses selon l’abondance des ressources alimentaires et la mortalité est surtout fonction du manque de nourriture durant les hivers particulièrement rudes. Son degré de sociabilité dépend directement des ressources disponibles, qui sont souvent limitées, de sorte qu’un même renard pourra à lui seul exploiter un domaine vital de plusieurs milliers d’hectares et parcourir ainsi de très longues distances à la recherche de proies. Inversement, lorsque les conditions sont plus favorables, plusieurs couples pourront s’installer à proximité les uns des autres jusqu’à former des colonies.
2 Un hypercarnivore est un animal dont le régime alimentaire est composé presque exclusivement de viande (à plus de 70 %) provenant d’autres vertébrés, ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’il soit un superprédateur, n’étant pas nécessairement situé au sommet d’une chaîne alimentaire (cas de notre renard polaire qui peut lui-même être victime du loup arctique notamment).
3 Quand bien même il convient sans doute de l’interpréter comme résultant d’hybridations périodiques lors d’épisodes de réchauffement ayant permis aux deux espèces de régulièrement se rencontrer plutôt que d’envisager l’existence d’un ancêtre commun proche ; voir à ce sujet sur notre site le dossier « Du nouveau sur la phylogénie de l’ours polaire » et l’article « L’origine de l’ours polaire à nouveau remise en question ! »
4 Voir sur notre site l’article « Renard polaire et renard roux au Yukon : exclusion compétitive ou coexistence pacifique ? »
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